1. L’émotion ou la lecture poétique

Ces références qui paraissent gratuites pour la lecture du premier texte s’avèrent inutiles pour celle du second. L’absence de référence ne condamne pas en effet à l’incompréhension, car la lecture de la réalité peut être autre que référentielle. Dans la poésie de René Char, le rapport à la réalité est avant tout émotionnel.

René Char savait que la chanson était une forme de poésie facile et s’en méfiait :

‘Nous avons sur notre versant tempéré une suite de chansons qui nous flanquent, ailes de communication entre notre souffle reposé et nos fièvres les plus fortes. Pièces presque banales, d’un coloris clément, d’un contour arriéré, dont le tissu cependant porte une minuscule plaie. Il est loisible à chacun de fixer une origine et un terme à cette rougeur contestable. [...] 163

Le second texte est construit sur la saisie de deux “ rougeurs ”, deux émotions, une douleur et une attirance, respectivement celle du roi et celle de la reine. Douleur et attirance sont en tout cas inscrites dans les rimes du poème, sous la forme extrême du couple constitué par l’amour et la haine : de nombreuses rimes scandent le son [n], où on peut entendre le lexème haine, tandis qu’une seule rime, la quinzième, laisse percevoir le [m] de l’amour, quinzième rime parfaitement motivée puisqu’elle correspond à l’évocation de la femme qui attire la reine. Si la “ plaie ” est bien “ minuscule ”, c’est que le texte, par un régime allusif, se fait très discret sur l’attirance de la reine pour une autre femme, mais cette pudeur, dans sa formulation même, n’en appelle que mieux l’attention du lecteur.

Le poème pose en effet un problème de lecture non seulement référentiel, puisque nous ne savons pas qui sont la reine et le roi, mais également poétique, dans la mesure où il concerne le mode de présence et le degré d’identification de l’émotion, que ce soit la douleur du roi ou l’attirance de la reine. Peut-être faut-il voir dans ce voilement la conséquence d’une focalisation croissante sur le personnage du roi. Le poème se concentre sur ce foyer de réaction qu’est le roi par rapport à l’éloignement de la reine et, lors d’une rupture énonciative nette au vingt-quatrième vers, le roi devient même l’allocutaire du poète. Le poème exprimerait donc surtout l’émotion douloureuse du roi mais, centré sur cette perception, il ne chercherait pas à en donner l’explication étiologique. Celle-ci appartient à la sphère de la reine et s’est éloignée en même temps qu’elle, l’obscurité du texte étant ainsi comme représentée spatialement par la distance prise par la reine.

On peut également lire ce brouillage comme une forme de l’écriture de la transgression réalisée par la reine lorsque cette dernière accepte son attirance pour une autre femme. L’allusion est la forme-sens de la transgression que constitue une telle attirance. L’apparition de cette tierce personne témoigne de la part d’indicible qui caractérise cette attirance. La discrétion du “ sein ” du dernier sizain colore cette forte mais indicible relation d’un léger érotisme. Mais est-ce aller trop loin ? Le premier texte lui-même ne parle que d’une “ tendresse violente ” entre l’amie de Char et une jeune femme. En tout cas, le poème appelle lui-même l’attention du lecteur sur cette énigme car, en plus de l’écho du verbe aimer qu’il fait résonner dans sa rime, il surdétermine sa situation dans le corps du texte : il la place en son centre, le quinzième vers sur trente-et-un, à la fin du seul septain puisque les autres strophes sont des distiques, quatrains et sizains, toutes strophes paires, attirant l’œil du lecteur sur ce septième vers en trop, vers surnuméraire qui constitue le dernier syntagme d’une hyperbate développée après l’emploi de la coordination “ et ”. Cette tache aveugle du texte, énigmatique, nous semble d’autant plus volontaire que l’apparition de la tierce personne est toujours contextuellement cohérente, liée à la présence de la mer (“ la mer ”, “ la vague ” puis “ un rocher sauvage ”) et à celle de la reine, évoquée dans sa physiologie émotive qu’expriment ses “ veines ”, siège de la passion vitale, puis son “ sein ”, signe possible d’érotisme.

L’emploi d’un pronom démonstratif féminin singulier, “ celle ”, contribue au brouillage de la lecture puisqu’on ne peut lui trouver d’antécédent dans le poème : sa forme féminine dessine en tout cas une silhouette de femme. Elle est liée à l’action de brûler qui est la métaphore la plus courante de la passion. Cette métaphore est cependant remotivée à la fois par l’utilisation de sa construction transitive (brûler quelqu’un) à la place de son emploi intransitif habituel dans ce sens passionnel imagé, et par son introduction dans un contexte où règne l’élément opposé qu’est l’eau : la seconde femme est d’ailleurs décrite par l’apposition “ Soeur de la vague même ”. L’importance de cette personne se mesure donc à l’aune de sa capacité à faire coexister des principes contraires, et à la dynamique que cette association implique. Quelle que soit l’interprétation, ce point ambigu du poème attire le lecteur par l’alchimie qu’il réalise d’une eau brûlante, image d’une attraction aussi forte qu’inouïe.

L’identification de la reine et du roi, ainsi que celle d’une seconde femme, ne s’avère pas indispensable à la lecture du poème, l’essentiel demeurant la douleur du roi et l’accession possible à une compréhension de l’attirance de la reine pour un autre objet de passion. Le poème s’enrichit cependant des indications donnée par le premier texte qui permet au second poème de déployer d’autres effets de sens.

La présence d’éléments référentiels dans le premier texte n’est pas un critère d’absence de poésie, tout comme l’absence d’éléments référentiels n’est pas un paramètre poétique dans le second. Le nom commun y prend une valeur proprement poétique. Il s’agit de cette “propriété” du nom, dont parle Michèle Aquien, qui est une adéquation à la réalité à même d’en dévoiler l’essence. Le lecteur se passe d’autant mieux des références proposées par le texte qui accompagne le poème en vers que l’espace, le temps, les personnages et les actions du poème tissent en fait une métaphore : ils se superposent à une situation bien réelle dont ils sont une représentation imagée. La lecture référentielle n’apporte peut-être rien à la lecture métaphorique qui peut seule transposer l’émotion qu’un texte nettement référentiel échouerait à dire.

Notes
163.

“ Mise en garde ”, Les Matinaux, O. C., p. 291.