2. La métaphore souveraine

La transmutation de la réalité, au-delà des effets de sens portés par les signifiants, et notamment ceux des noms propres, repose sur la constitution d’une image. La lecture du poème en vers “ Chanson des étages ” peut très bien se passer de ce que nous avons appelé son recto référentiel et métapoétique. Qu’importe l’identité de la reine et du roi. Le poème réussit à produire une émotion qui n’a pas besoin d’une identification stricte des personnages mis sur la scène de la situation poétique. La lecture de l’émotion repose en partie sur les procédés propres à la chanson, que nous avons précédemment évoqués, et qui associent la versification à la sémantique et à la syntaxe.

La cohérence du poème tient de façon évidente à la permanence du champ lexical de la royauté avec les termes “ reine ”, “ roi ”, “ palais ” et “ souverain ”. Elle tient aussi à la construction et à l’évolution d’une structure spatiale qui porte le sens : les deux premiers vers introduisent une distance entre les deux personnages, en les reliant chacun à l’un des termes d’une antithèse temporelle majeure et symbolique, celle du jour et de la nuit, qui réapparaît de façon cohérente : l’univers du roi est fait “ d’ombres ”, univers imperceptible pour la reine qui, elle, est attirée par ce qui brille. L’antithèse se prolonge en une distance spatiale exprimée par la distinction de deux lieux, “ chez la reine ” et “ près du roi ”, et elle est soutenue par une série d’oppositions. Le lexique fait suivre l’activité de la reine (“ chante ”) de l’expression de la passivité du roi (“ dort ”). L’aspect oppose un lexème imperfectif qui immobilise le roi (“ voit ”) à un lexème perfectif qui décrit l’action de la reine (“ s’attache ”). La syntaxe fait alterner la forme affirmative des procès concernant le roi et la forme négative de ceux s’appliquant à la reine (“ ne s’y attache pas ”, “ ne trouble point la reine ”). Ces oppositions construisent un contraste entre, d’une part, l’immobilité ou paralysie contemplative du roi qui accède, impuissant, à la conscience du malheur que représente l’éloignement de la reine et, d’autre part, le dynamisme de cette épouse qui s’éloigne dans l’espace, mais surtout affectivement par rapport à lui. Le contraste est d’autant plus saisissant que l’accroissement de la mobilité spatiale est proportionnel à l’accroissement de l’affectivité douloureuse du roi par rapport à cette mobilité. C’est le roi qui apparaît d’abord immobile et qui souffre de l’éloignement de la reine : alors que l’adverbe “ déjà ” qui modalise l’action de chanter de la reine, est nettement temporel, celui qui modalise l’action de dormir du roi, “ à peine ”, peut certes être temporel, mais peut également marquer un défaut d’intensité signifiant l’insomnie inquiète du souverain. Son malaise se renforce ensuite à cause de l’indifférence que la reine lui témoigne. Il est ainsi gagné par l’émotion que traduisent lexicalement les procès qui le concernent : “ les ombres qui l’enchaînent ”, “ frissonne le roi ”. L’opposition évidente entre la passivité du roi et l’activité de la reine souligne la rupture irréversible.

La lecture de l’opposition spatiale s’oriente ensuite verticalement, selon le point de vue du roi, situé en hauteur par rapport à la nouvelle situation de la reine “ au bas ”, près de la mer, but de son éloignement. Mais cette distance verticale créée par le départ de la reine ne permet pas au roi d’en saisir la raison, n’est pas suffisante. Elle n’a qu’un effet d’amplification de la douleur proportionnellement à l’éloignement croissant de la reine. Il faut en effet augmenter encore la distance, et donc la douleur, pour dépasser cette dernière et accéder à la compréhension de la situation : monter pour comprendre, telle est la logique de l’ascension, qui aboutit à un troisième procès, monter pour comprendre et être consolé, ascension et palier. L’ascension spatiale est ainsi métaphorique de l’accession à la compréhension, le comparant étant très développé par rapport au comparé qui apparaît cependant en fin de texte, ce qui n’est pas toujours le cas dans les poèmes de René Char.

Au-delà de ses fonctions référentielle et poétique, le troisième intérêt du premier texte réside donc dans la perspective critique qu’il offre sur le poème, tout en essayant, à la serrure du poème, les clés réalistes qu’il vient de donner, en commençant par son titre : “ Il s’agissait d’élever jusqu’à la compréhension de son mari, par un poème, la tendresse violente qui la liait depuis peu à une jeune femme [...] ”. La réalité éclaire la métaphore du poème. L’élévation mentale nécessaire au mari est ici représentée spatialement par le mouvement ascensionnel que le roi doit effectuer pour gagner une hauteur architecturale seule garante de la vision du panorama, à savoir de la compréhension d’une situation : la reine se trouve en effet au-dessous, en contrebas du palais, au bord de la mer, près de sa sœur d’élection. Mais l’image de l’élévation s’avère également métapoétique dans la mesure où elle donne une information sur le mode d’expression à employer : si la compréhension s’atteint par l’élévation, seule la poésie peut la réaliser. En transposant les événements, la poésie dit moins la réalité du monde que celle des êtres, elle transmet la charge émotionnelle contenue dans la vie mais que toute parole, sinon poétique, échoue à exprimer. Seule la poésie peut dire les moments et sentiments ineffables d’une existence vécue, la part d’indicible du monde, mais en les transposant poétiquement.