V. Conclusion

A. De la désignation à la nomination

C’est vers une redéfinition du nom en poésie que nous a mené la lecture de plusieurs textes. Avec “ la Balandrane ”, le nom propre a un sens qui dépasse la valeur référentielle telle qu’on l’entend habituellement et, dans “ Relief et louange ”, son signifiant devient un moteur de la création poétique. Parallèlement, le nom commun, en lui empruntant sa place dans un titre et son signe distinctif qu’est la majuscule, s’empare dans “ la Bête innommable ” de sa “propriété”, définie comme une exigence d’adéquation à la réalité toujours dépassée par la recherche du réel. Les noms communs “ la reine ” et “ le roi ” de la “ Chanson des étages ” s’imposent ainsi comme des noms poétiques par excellence.

Le nom propre est le seul nom possible selon un idéal de pertinence. Le poète se l’est approprié et il est approprié à l’expression du réel. Il est le signe le plus patent d’un rapport au réel qui s’exprime aussi bien par les noms communs : “ La différence entre noms propres et noms communs, n’est plus alors, comme dit Bréal, qu’une “ différence de degré ”, et les noms propres apparaissent, comme dans la grammaire grecque (même si c’est pour d’autres raisons), comme les “ substantifs par excellence ” ” 165 . Le nom propre, perdant son rôle de désignateur au profit de celui de nomination est le nom approprié, qui englobe aussi bien certains noms propres chariens que les noms communs jouant ce rôle poétique de nomination. Il est le modèle d’un rapport adéquat à la réalité. La “propriété” de noms communs comme “ la reine ”, “ le roi ” dans la seconde “ Chanson des étages ” n’est certes pas flagrante dans la mesure où ces deux noms ne paraissent pas jouir d’un emploi privilégié dans la poésie de Char, mais c’est le poème qui leur donne une importance. Toutefois, la présence fréquente de certains noms communs est le reflet bien visible d’un emploi poétique particulier. Le nom commun fête est présent dans plusieurs poèmes et, avec ou sans majuscule, c’est un mot du bonheur de l’amour 166 .

Le passage de la référence précise à sa vérité poétique ne s’établit pas seulement au niveau d’un texte. Le recueil “ Le Nu perdu ” l’effectue au fil de sa progression. L’univers provençal prédomine dans “ Retour Amont ”, les titres en témoignent : “ Sept parcelles de Luberon ”, “ Chérir Thouzon ”, “ Aux portes d’Aerea ”, “ Venasque ”, “ Dansons aux Baronnies ” etc. Ces titres clairement référentiels s’épuisent cependant progressivement et sont peu à peu remplacés par d’autres titres. Les groupes nominaux qui les constituent sont actualisés par l’article défini qui prend une valeur de notoriété équivalente à celle du nom propre : “ Tracé sur le gouffre ”, “ Pause au château cloaque ”, “ Le Mur d’enceinte et la rivière ”, “ Le Village vertical ”, “ Le Banc d’ocre ” etc. Cette notoriété pose cependant problème dans la mesure où le référent n’est pas toujours connu. L’évolution des titres dans le recueil traduit en tout cas un glissement dans l’expression de la référence à la réalité, du nom propre au nom commun. Dans “ Retour Amont ”, “ au fur et à mesure que l’on monte, les lieux n’ont plus de nom : au terme, le point amont est le plus aride, le plus déshérité ” 167 . C’est qu’au-delà de la réalité, mais à partir d’elle, la poésie de Char recherche le réel, et le nom commun peut prendre une valeur sémantique large que le sens du nom propre ne fait que refléter. Le recueil, s’approfondissant, passe de la réalité au réel, de la référence à un monde essentiel.

Il y a là plus qu’une poétique car le nom est une parole de l’être. Au-delà des individus, c’est leur substance qui est nommée. René Char vise le monde des essences, concentrées dans les noms propres par excellence, mais portées poétiquement aussi par les noms communs. Le langage poétique remotive ainsi non seulement la signification mais le sens des mots qui donnent accès à l’être des choses. René Char recherche le seul mot juste approprié à la désignation de l’être du monde. C’est dans cette mesure que la poésie de René Char peut être qualifiée d’ontologique : tout nom, propre ou commun, désigne certes une réalité particulière, mais il vise en fait à travers cette dernière, et par son intermédiaire qui demeure indispensable, l’être de cette réalité particulière.

Notes
165.

Marie-Noëlle Gary-Prieur, “ Le nom propre constitue-t-il une catégorie linguistique ? ”, Langue française n°92, décembre 1991, p. 14.

166.

Voir en particulier “ Sommeil aux Lupercales ” (La Nuit talismanique qui brillait dans son cercle, O. C., p. 505), “ Léonides ” (Fureur et Mystère, O. C., p. 139), “ Grège ” (Les Matinaux, O. C., p. 314), “ L’Avenir non prédit ” (La Parole en archipel, O. C., p. 403) et “ Le Chasse-neige ” (La Nuit talismanique qui brillait dans son cercle, O. C., p. 500).

167.

Entretien avec Edith Mora, Le Monde, Samedi 28 mai 1966, p. 11.