B. Du nom propre au groupe nominal

Dans la seconde “ Chanson des étages ”, “ la reine ” et “ le roi ” tendent à être employés comme des noms propres, désignant chacun un individu précis : mais si, pour un nom propre, il n’y a pas de compréhension mais une extensité, pour ces noms communs “appropriés”, une compréhension subsiste et tend à prédominer sur une extensité difficilement déterminable. En dehors de tout contexte explicitement particularisant, la compréhension ne retient que quelques propriétés qui peuvent s’appliquer au référent précis mais qui deviennent en quelque sorte exemplaires en s’appliquant à tout référent virtuellement identifiable par le groupe nominal. Le nom devient alors apte à donner une propriété qui permet de fixer le référent. Mais si cette désignation peut varier pour un même référent, alors que le nom propre est par définition la désignation stable d’une réalité, c’est dans une circonstance précise qui permet de saisir l’essence d’une réalité que cette propriété donnée par le nom commun devient elle-même invariable. Le nom commun désigne ainsi un référent par la qualité qui en constitue l’essence, et cette qualité est l’équivalent du contenu sémantique mal déterminable du nom propre. Si nous avons montré que le nom propre tendait à avoir un sens comme le nom commun même si ce sens ne repose pas sur un contenu lexical, à l’inverse le nom commun tend à être employé comme un nom propre, parce qu’il est le lieu d’une recherche d’adéquation à la réalité. Nom propre et nom commun échangent leurs valeurs sans perdre celle qui les définit traditionnellement, et leur emploi poétique se trouve enrichi de ces emprunts mutuels. La poésie de Char est en tension vers le nom, les noms du réel qu’elle cherche à retrouver.

En évaluant l’importance de noms propres somme toute assez rares, c’est un mode d’emploi poétique du substantif en poésie que nous avons voulu mettre en évidence. Passant de la désignation à la nomination, nous avons glissée du nom propre au nom commun qui, en discours, s’actualise dans le groupe nominal. Mais si, en passant du nom propre au nom commun, la poétique privilégie la valeur du signifié et du signifiant au détriment de la valeur référentielle, elle ne perd pas cette dernière pour autant : le nom commun, soumis à une actualisation par son entrée en discours, la maintient et ne fait que déplacer la question de la référence du nom au déterminant. La dimension référentielle spécifique à la poésie de Char ne s’établit curieusement pas à partir de l’emploi du nom propre. C’est au coeur du groupe nominal qu’elle s’établit, dans le choix des déterminant.