Chapitre 2
L’actualisation du nom :
“ la sensation de l’évidence ” 168

Les noms propres sont des indices très nets du rapport du poème avec le monde, mais ils n’en sont pas les signes exclusifs, et une autre voie d’accès privilégiée à l’étude des mécanismes de référence est la détermination du nom. Si, dans la poésie de René Char, la fonction référentielle glisse du nom propre au nom commun, ce n’est pas le nom commun en lui-même qui remplit la fonction référentielle, mais le nom actualisé et, dans ce groupe nominal, c’est le déterminant qui établit la nature du rapport à la réalité. Le déterminant a un double rôle à jouer, servant à la fois à l’actualisation 169 et à la détermination. D’une part, il actualise un substantif en l’introduisant dans le discours. Il le fait en effet passer d’une référence virtuelle 170 à une référence actuelle. Il permet à un substantif qui exprime une notion en langue de devenir, en discours, une expression référentielle susceptible de désigner un référent extralinguistique. D’autre part, selon ses différents types, il peut limiter l’extension du nom et régler son extensité 171 .

Dans un style souvent qualifié de substantival comme l’est celui de René Char, l’actualisation et les degrés d’identification du référent sont ainsi révélateurs de la vision du monde qui est proposée, ou plutôt de la restitution qu’en donne le poète. Si les noms propres font partie des termes à visée extralinguistique, c’est au même titre que certains syntagmes nominaux prédéterminés par un démonstratif ou par un article défini : leur référent est également localisé dans l’espace non discursif. Mais la nuance du rapport à la réalité s’établit moins entre les différents déterminants qu’au sein des emplois de chacun d’eux : dans un emploi déictique, le référent est localisé dans la situation immédiate d’énonciation, il est particulier, tandis que, dans les autres emplois, le référent est donné par des connaissances associées à l’expression et prend une valeur générale. Or, la valeur déictique du démonstratif ne paraît pas fréquente dans les poèmes de René Char, et la valeur particulière des syntagmes prédéterminés par l’article défini reste souvent inexplicable. Si le référent particulier reste introuvable, si le signifié ne permet pas d’identifier un objet précis du monde, c’est sans doute que ce référent n’est pas aussi spécifique qu’on pourrait le croire. La fonction référentielle du déterminant semble alors aussi limitée que celle du nom propre : s’il perd une valeur particularisante, c’est au profit d’une valeur plus générale dont la constitution et la nature restent à préciser.

Marc Wilmet, dans sa Grammaire critique du français 172 , s’employant à clarifier les nomenclatures et les mécanismes concernant les déterminants, rappelle une nuance intéressante établie par Robert Martin : “ Est défini, ce qui est connu dans son essence. Est déterminé, ce qui est connu dans son identité. Définir, c’est — en termes élémentaires — dire ce que c’est ; déterminer, c’est dire lequel c’est ”. C’est donc bien, avant tout, de la détermination du nom qu’il s’agit, avec l’ambition toutefois d’approcher la définition du référent auquel il renvoie car, dans la dynamique d’abstraction charienne, c’est précisément l’essence du monde qui est visée, à partir mais au-delà de tout référent particulier.

Notes
168.

“ La liberté passe en trombe ”, Recherche de la base et du sommet, O. C., p. 650.

169.

C’est Charles Bally qui a défini l’actualisation : “ [...] l’actualisation a pour rôle de faire passer la langue dans la parole. [...] Ce qui appartient à la langue dans le mécanisme de l’actualisation, ce sont les actualisateurs, c’est-à-dire les divers procédés qu’elle emploie pour se transformer en parole, autrement dit pour relier les notions virtuelles aux objets et aux procès qui leur correspondent dans la réalité, pour muer le virtuel en actuel : les actualisateurs sont donc des ligaments grammaticaux. ” (Linguistique générale et linguistique française, 1965, pp. 82-83 passim).

170.

Pour un nom considéré en langue, la référence virtuelle de Jean-Claude Milner ou l’extension de Gustave Guillaume désignent cette face du signifié qui effectue le “ branchement ” de la langue sur le monde, pour reprendre l’expression de Georges Kleiber.

171.

Marc Wilmet définit l’extensité comme “ la quantité d’êtres ou d’objets du monde auxquels un substantif ou un syntagme nominal sont appliqués ”, et l’extension comme “ l’ensemble des êtres ou des objets auxquels un substantif ou un syntagme nominal sont applicables ” (“ Contre la généricité ” , Lingua n°75, 1988, pp. 232 et 233).

172.

Marc Wilmet, Grammaire critique du français, 1997, p. 117.