A Le déterminant démonstratif comme déictique

1. Nécessité de l’enracinement, nécessité de l’effacement

“ Vent tombé ” est constitué de deux paragraphes, qui présentent chacun un démonstratif :

‘Combien souquant tes ambitions luxuriantes, cette aube-ci, tu m’apparais passée par les verges, pauvre terre, entre l’usine à l’aisance méphitique, dont nul vent n’exorcise la fumée, et la pleine lune, sec crachoir des terrestres ou miroir boueux du soleil, l’arrogant limeur à son établi tout à l’heure. Soleil !
Sous l’obscur du corps se frappe un chiffre. Cet incident inaperçu va briller et se réfléchir sur la gerbe de nos vertèbres jusqu'à la diversion : un lâcher de hiboux vermeils. Scellé mais libre de s’élancer. Là nous abreuve l’Amie qui n’a point d’heures et qui s’enorgueillit de nous. 174

Si le démonstratif du premier paragraphe est déictique, celui du second est en revanche anaphorique, et ces deux valeurs différentes sont liées à des composantes énonciatives, thématiques et rhétoriques propres à chacun des deux paragraphes. Le passage du déictique à l’anaphorique, c’est-à-dire d’une référence extratextuelle à une référence intratextuelle, reflète parfaitement la poétique de René Char dans sa dynamique même, de la réalité au réel.

Le premier paragraphe présente une situation énonciative d’allocution : le poète s’adresse à la terre sur un mode hypocoristique perceptible dans l’emploi du tutoiement et de l’adjectif évaluatif qui complète l’adresse, “ pauvre ”. Cette composante énonciative, assez forte dans la représentation pronominale (“ tes ”, “ tu ”), est également perceptible à travers l’exclamation finale, “ soleil ”, exclamation qui reprend le dédain contenu lexicalement dans l’adjectif “ arrogant ”, mais qui crée également un effet de présence énonciative. La situation immédiate est surtout définie temporellement par l’expression “ cette aube-ci ” dans laquelle le déterminant démonstratif renforcé a une valeur exophorique : il désigne le matin de l’énonciation. La particule -ci souligne cet effet de présence dans la mesure où elle est la forme marquée par rapport à l’autre particule -là, qui est plus couramment employée : en effet l’opposition entre l’emploi de -ci pour un référent proche et l’emploi de -là pour un référent lointain tend à disparaître au profit de la seconde. Utiliser -ci produit donc un effet d’insistance sur le présent de la situation matinale. De plus, “ tout à l’heure ”, qui est un indicateur temporel réservé à l’expression de la deixis — il désigne ici le moment postérieur au moment de l’énonciation qu’est l’aube —, construit une opposition entre le temps actuel et un temps ultérieur. Le titre annonce précisément ce premier paragraphe, à la façon de “ Congé au vent ” 175  : “ Vent tombé ” donne une circonstance. L’absence de vent est propice à la stagnation des fumées délétères et nocives, absence qui relaie en journée, soutenue par l’ardeur accablante du soleil, la luminosité excessive de la pleine lune. La terre est écrasée, agressée par un air vicié et une lumière trop ardente, qui sont deux excès, deux extrêmes de l’air et de la lumière constituant un facteur de disharmonie.

Le second paragraphe introduit des ruptures. Tout d’abord énonciative, la rupture est visible dans le passage de la deuxième personne du singulier à la première personne du pluriel, qui élargit l’énonciation initiale et peut l’englober : en effet le “ nous ” peut associer la deuxième personne du singulier à la première qui était déjà présente dans le premier paragraphe. D’autre part, la rupture est thématique et rhétorique : il n’est plus question de “ terre ”, mais de “ corps ” et de “ vertèbres ”, qui ébauchent un univers interne et humain, et non plus externe et cosmologique. L’ensemble reste d’abord dysphorique, seul héritage du premier paragraphe. Cependant, si cette vision négative était nettement perçue dans le premier paragraphe (“ m’apparais ”), on ne peut que deviner sa présence invisible dans le second paragraphe (“ sous l’obscur ”, “ inaperçu ”) : l’action n’est plus extérieure, dans le monde, mais interne à l’homme. On est passé du macrocosme au microcosme, et le premier paragraphe semble être en correspondance avec le second 176 . La valeur dysphorique de l’action sur le corps est affirmée lexicalement de façon anaphorique : en actualisant un substitut lexical résumant toute la phrase précédente, le démonstratif de “ cet incident ” établit une anaphore conceptuelle. Mais il est le pivot d’un retournement euphorique perceptible dans les termes “ briller ”, “ se réfléchir sur ”, “ gerbe ”, “ s’élancer ”, “ abreuve ” et “ s’enorgueillit ”. De l’univers à l’homme s’est donc opéré à la fois un passage analogique et un renversement : dans un monde menacé et menaçant, l’homme est libre d’effectuer une action positive 177 . On retrouve ce dépassement dans le sens charien de l’hiver, qui est certes visiblement un environnement paralysé et paralysant, mais qui prépare en profondeur le printemps à venir.

L’actualisation démonstrative de “ aube ” en fait un indice de la situation : en tant que déictique temporel, le groupe nominal constitue un ancrage référentiel. Mais la progression de ce poème en prose obéit de façon exemplaire à un mouvement d’abstraction : du premier au second paragraphe, on passe du déictique à l’anaphorique et, simultanément, d’une image, qui vaut référentiellement, à une autre image qui a également une valeur référentielle, et qui est en résonance avec la première, sur un mode de comparaison négative. Le poème se construit ainsi sur un fondement réel dont il s’extrait, s’abstrait, dans sa progression même. Le démonstratif déictique de “ Vent tombé ” est le point de départ d’une évolution de la référence qui s’accompagne d’un changement temporel : avec le second démonstratif, endophorique, apparaît le futur au travers d’une périphrase verbale temporelle, “ va briller et se réfléchir ”. L’effet produit est un mouvement de désactualisation, que la dernière phrase n’enraye pas cependant, malgré le retour du présent et de l’ambigu “ là ” qui neutralise l’opposition entre la proximité et l’éloignement. Le premier démonstratif de “ vent tombé ” s’avère exemplaire d’un enracinement initial du poème dans la réalité, enracinement également exemplaire par sa brièveté même puisqu’il cède sa place à d’autres déterminants.

Notes
174.

“ Vent tombé ”, Chants de la Balandrane, O. C., p. 548.

175.

“ Congé au vent ”, Fureur et Mystère, O. C., p. 130.

176.

Le dernier aphorisme de “ Cruels Assortiments ” (Chants de la Balandrane, O. C., p. 541) présente le même type d’analogie, avec cette fois un “ comme ” explicite, entre un élément extérieur, le soleil, et l’homme comme intériorité : “ Le soleil dans l’espace ne vit pas mieux que notre ombre sur terre, quelle que soit sa prolixité. Blason déchu, il est seul, nourri de ses excréments ; seul comme est seul l’homme, ennemi initial, les ongles dans le pain de ses ennemis. ”

177.

C’est “ la fascination de la mort comme acte de libération ” pour Michael Bishop (René Char. Les dernières années, 1990, p. 47).