2. Une valeur temporelle

Les déterminants démonstratifs à valeur déictique sont cependant assez rares, et cette rareté se confirme doublement, à la fois dans l’ensemble des recueils et dans le corps des poèmes. Si la “ Lettera amorosa ” 178 en présente plusieurs, ils n’apparaissent pas dans tous les paragraphes :

‘[...]
Je sens que ce pays te doit une émotivité moins défiante et des yeux autres que ceux à travers lesquels il considérait toutes choses auparavant. Tu es partie mais tu demeures dans l’inflexion des circonstances, puisque lui et moi avons mal. Pour te rassurer dans ma pensée, j’ai rompu avec les visiteurs éventuels, avec les besognes et la contradiction. Je me repose comme tu assures que je dois le faire. Je vais souvent à la montagne dormir. C’est alors qu’avec l’aide d’une nature à présent favorable, je m’échappe des échardes enfoncées dans ma chair, vieux accidents, âpres tournois.
[...]
L’automne ! Le parc compte ses arbres bien distincts. Celui-ci est roux traditionnellement ; cet autre, fermant le chemin, est une bouillie d’épines. Le rouge-gorge est arrivé, le gentil luthier des campagnes. Les gouttes de son chant s’égrainent sur le carreau de la fenêtre. Dans l’herbe de la pelouse grelottent de magiques assassinats d’insectes. Ecoute, mais n’entends pas.
[...]
J’entrouvre la porte de notre chambre. Y dorment nos jeux. Placés par ta main même. Blasons durcis, ce matin, comme du miel de cerisier.
[...]
Je ne confonds pas la solitude avec la lyre du désert. Le nuage cette nuit qui cerne ton oreille n’est pas de neige endormante, mais d’embruns enlevés au printemps.
[...]

Deux phénomènes sont remarquables : d’une part, la lettre entrelace des paragraphes nettement généralisants aux paragraphes articulés à la situation. D’autre part, si les deux premiers démonstratifs ont une valeur spatiale, les deux suivants sont temporels. Ils indiquent même une évolution du matin à la nuit. Cette valeur de référence directe à la situation d’énonciation est renforcée par d’autres faits comme le temps du présent et la forte situation d’interlocution. Les déictiques relevés ont en fait souvent une valeur temporelle. Ils indiquent une date dans une chronologie fréquemment reliée à l’énonciation :

‘Se produisit aux premiers âges : feu bien à l’aile, volonté non errante. Félicité des suites ? Se représentera. Inaptitude à cette date-ci : nous naissons avec le crépuscule et disparaissons à la nuit. 179

Tout ce qui se dérobe sous la main est, ce soir, essentiel.
L’inaccompli bourdonne d’essentiel. [...] 180

Devant l’horloge abattue de nos millénaires, pourquoi serions-nous souffrants ? Une certaine superstition n’ennoblit-elle pas ? Orion, charpentier de l’acier ? Oui, lui toujours ; et vers nous. La masse d’aventure humaine aujourd’hui brisée, ce soir ressoudée, passe sous nos ponts géants. 181

N’ayant que le souffle, je me dis qu’il sera aussi malaisé et incertain de se retrouver plus tard au coin d’un feu de bois parmi les étincelles, qu’en cette nuit de gelée blanche, sur un sentier ossu d’étoiles infortunées. 182

La temporalité donnée, vespérale ou nocturne, place l’énonciation et donc l’écriture tardivement dans la journée. Elle prend une valeur symbolique dans la poésie de René Char : c’est le moment où l’écriture devenue possible rend la vérité accessible. Un autre type d’indices temporels de sens plus étendu fait appel à une connivence avec le lecteur, inscrit dans la même durée existentielle, dans la même “époque” que le locuteur :

‘Les dieux sont de retour, compagnons. Ils viennent à l’instant de pénétrer dans cette vie ; mais la parole qui révoque, sous la parole qui déploie, est réapparue, elle aussi, pour ensemble nous faire souffrir. 183

[...]
Faire un poème, c’est prendre possession d’un au-delà nuptial qui se trouve bien dans cette vie, très rattaché à elle, et cependant à proximité des urnes de la mort. [...] 184

Ce siècle a décidé de l’existence de nos deux espaces immémoriaux : le premier, l’espace intime où jouaient notre imagination et nos sentiments ; le second, l’espace circulaire, celui du monde concret. Les deux étaient inséparables. Subvertir l’un, c’était bouleverser l’autre. [...] 185

L’énonciation perd son ancrage individuel et inclut la communauté humaine dans les événements cités. Les déictiques paraissent en général réservés à l’expression du temps tandis que les références à l’espace passent plutôt par les noms propres 186  : “ [...] il existe une relation nécessaire, dans l’instance de discours, entre l’énonciateur et le moment de l’énonciation. En revanche, la relation avec le lieu s’installe autrement, dans la mesure où le lieu n’est pas seulement un repère de l’acte d’énonciation, mais peut s’actualiser dans des espaces infiniment divers : alors que maintenant ne peut guère être remplacé par une description, ici peut être explicité par de multiples indications concrètes : ce jardin, cette maison, etc ” 187 .

Les démonstratifs déictiques ont certes une valeur mondaine, par l’intermédiaire de la situation d’énonciation, mais leur contenu informatif s’avère restreint. Il semble que leur fonction réside moins dans un contenu précis que dans leur valeur même de déictique d’une part, c’est-à-dire leur propriété d’inscrire l’énoncé dans la situation d’énonciation, de faire signe pour la réalité et, d’autre part, dans leur position : souvent en début de poème, quelquefois à la fin, ils reflètent un enracinement volontairement provisoire dans la réalité : l’enracinement est bien nécessaire, mais autant que sa disparition qui permet le mouvement d’abstraction en laissant le poème “ libre de s’élancer ” 188 . Ils suscitent donc une présence, ou plutôt un effet de présence, celle d’un monde partagé, même s’il n’est que celui du poème. Le cas des déictiques initiaux est à ce titre significatif.

Notes
178.

“ Lettera amorosa ”, La Parole en archipel, O. C., pp. 341-347.

179.

“ A l’heure où les routes mettent en pièces leur tendre don ”, Le Nu perdu, O. C., p. 473.

180.

“ Voyageurs ”, Aromates chasseurs, O. C., p. 519.

181.

“ Orion iroquois ”, Aromates chasseurs, O. C., p. 525.

182.

“ N’ayant que le souffle... ”, Chants de la Balandrane, O. C., p. 536.

183.

“ Les dieux sont de retour ”, La Parole en archipel, O. C., p. 386.

184.

“ Nous avons ”, La Parole en archipel, O. C., p. 409.

185.

“ Ce siècle a décidé de l’existence de nos deux espaces... ”, Aromates chasseurs, O. C., p. 509.

186.

Très peu d’éléments concrets sont désignés directement, et l’ambiguïté avec la valeur cataphorique du démonstratif subsiste souvent comme dans cet aphorisme (“ Les Compagnons dans le jardin ”, La Parole en archipel, O. C., p. 382) :


Après le départ des moissonneurs, sur les plateaux de l’Ile-de-France, ce menu silex taillé qui sort de terre, à peine dans notre main, fait surgir de notre mémoire un noyau équivalent, noyau d’une aurore dont nous ne verrons pas, croyons-nous, l’altération ni la fin ; seulement la rougeur sublime et le visage levé.

C’est la détermination de “ silex ” qui peut justifier la présence d’un démonstratif à valeur cataphorique. La seconde détermination, spatiale (“ à peine dans notre main ”), renforce toutefois sémantiquement l’idée de présence par le lien explicite au corps de l’énonciateur.

187.

Marie-Noëlle Gary-Prieur et Michelle Noailly, “ Démonstratifs insolites ”, Poétique n° 105, février 1996, p. 115.

188.

“ Vent tombé ”, Chants de la Balandrane, O. C., p. 548.