Le déterminant démonstratif en première mention pose problème dans la mesure où sa position liminaire constitue un obstacle très net à sa possible valeur anaphorique. L’absence de contexte précédent fait qu’on ne peut justifier la présence du démonstratif par la reprise d’un contexte antérieur, qui est inexistant, si ce n’est par le titre. Ce titre peut exceptionnellement constituer ce contexte antérieur. C’est le cas dans “ Rodin ” :
‘ Ces marcheurs, je les ai accompagnés longtemps. Ils me précédaient ou louvoyaient, balbutiants et cahotants, à la faveur d’un tourbillon qui les maintenait toujours en vue. Ils étaient peu pressés d’arriver au port et à la mer, de se livrer au caprice exorbitant de l’ennemi. Aujourd’hui la lyre à six cordes du désespoir que ces hommes formaient, s’est mise à chanter dans le jardin empli de brouillard. Il n’est pas impossible qu’Eustache le dévoué, le chimérique, ait entrevu sa vraie destination qui ne se comptait pas en instants de terreur mais en souffle lointain dedans un corps constant. 189Avec “ ces marcheurs ” renvoyant à “ Rodin ”, on se trouve dans le cas d’une anaphore indirecte de type associatif, puisque ces marcheurs renvoient au groupe sculpté par Rodin des “ Bourgeois de Calais ”. Ce type d’anaphore reste cependant exceptionnel.
Le démonstratif initial est fréquent dans les aphorismes :
‘Par la bouche de ce canon il neige. C’était l’enfer dans notre tête. Au même moment c’est le printemps au bout de nos doigts. C’est la foulée de nouveau permise, la terre en amour, les herbes exubérantes. [...] 190Il s’agit là du premier aphorisme de “ La Bibliothèque est en feu ”. Aucun fragment précédent ne peut justifier l’emploi anaphorique du démonstratif qui n’a d’autre valeur que de donner l’impression d’une présence qu’on ne peut expliquer : le déictique plante le décor. L’immédiateté de la présence est d’autant plus nette ici qu’elle est prolongée par des présentatifs récurrents. L’actualité de ces présentatifs se voit en outre renforcée par leur juxtaposition sans réelle transition : la réalité présente est si bien passée en revue que la formule présentative disparaît pour laisser place à la simple nomination dans la succession finale des syntagmes. La seule transition ménagée entre la formulation des éléments est, de façon significative, un indicateur temporel de simultanéité, “ au même moment ”. L’évidence de la présence est telle dans cet aphorisme qu’elle l’emporte sur l’expression d’un paradoxe pourtant fort, celui d’une conjonction de l’hiver et du printemps, chaque saison étant signifiée par des manifestations typiques.
Les démonstratifs placés en début de poème peuvent singulièrement recevoir une interprétation déictique 191 . La propriété du déictique, qui est de montrer, s’ajoute à la faculté qu’a la langue de faire référence à ce qui n'existe pas : une expression déictique peut ainsi montrer un référent fictif, renvoyer à un monde imaginaire. Or la langue poétique, non seulement convoquerait par excellence un univers qui n'existe pas, mais elle aurait capacité à le susciter : la poésie ne parlerait pas forcément du monde, pensé comme unique, mais d’un monde, qu’elle rendrait littéralement présent, comme dans une véritable parole : “ tout se passe comme si on avait affaire à une véritable situation de discours, où le poète locuteur s’adresserait à un allocutaire [...] il faut donc supposer un contexte d’énonciation : le texte semble parler non pas d’un objet absent, mais à partir d’un objet présent, supposant l’insertion du locuteur dans un espace, où serait également présent un allocutaire à qui cet objet semble être désigné ” 192 . Cette mise en présence par le poème n’implique absolument pas une quelconque nécessité d’identification 193 . Ce n’est pas la référence précise qui fait sens, mais la référence comme présupposition d’existence qui se traduit par “ l’évidence d’une présence ” 194 . Le déictique crée un effet de présence à l’orée de la lecture, postule un univers à accepter, en forçant le lecteur au partage de cette référence, en lui imposant une connivence au moment même où il la crée. La faible accessibilité à un référent de la réalité n’entame en rien la valeur d’instantanéité de la formulation démonstrative du monde. C’est même cette valeur d’intégration dans un univers de discours qui prédomine. La référence est directe et comme absolue 195 .
“ Rodin ”, Aromates chasseurs, O. C., p. 522.
“ La bibliothèque est en feu ”, La Parole en archipel, O. C., p. 377.
Michel Collot en a étudié l’emploi dans les Illuminations de d’Arthur Rimbaud (Voir La Poésie moderne et la structure d’horizon, 1989, pp. 187-208).
Michel Collot, op. cit., pp. 199-200.
“ [...] le processus interprétatif ne consiste pas, pour le lecteur, à “ chercher le bon référent ”. Il s’agit plutôt d’interpréter l’effet de mise en relief produit par le démonstratif et la relation privilégiée qu’il établit entre le locuteur et le référent du GN ” (Marie-Noëlle Gary-Prieur et Michelle Noailly, op. cit., p. 119). Les deux auteurs ne parlent pas de déictique, refusant aussi bien l’interprétation exophorique que la valeur endophorique. Elles parlent de démonstratifs “ insolites ” en insistant sur le fonctionnement particulier, à la limite de la linguistique, de certains textes.
Michel Collot, op. cit., p. 200.
On retrouve ce déictique initial dans d’autres poèmes comme “ Transir ” (La Parole en archipel, O. C., pp. 352-353) ou “ Convergence des multiples ” (Le Nu perdu, O. C., p. 430).