2. La construction d’une connaissance

La valeur du démonstratif dépend aussi des autres éléments de détermination du substantif actualisé qui permettent de l’identifier. Lorsqu’un article défini actualise un substantif, on dit qu’il forme avec les expansions de ce dernier un groupe nominal saturé car il permet d’identifier un référent directement. L’ambiguïté entre la valeur déictique du démonstratif et sa possible valeur cataphorique apparaît lorsque le nom actualisé par un démonstratif est complété par une expansion plus ou moins importante. Cette ambiguïté est encore plus nette quand le déterminant démonstratif inaugure une phrase nominale dont certains aphorismes sont exemplaires :

‘[...]
Cet hivernage de la pensée occupée d’un seul être que l’absence s’efforce de placer à mi-longueur du factice et du surnaturel. [...] 196

Ces incessantes et phosphorescentes traînées de la mort sur soi que nous lisons dans les yeux de ceux qui nous aiment, sans désirer les leur dissimuler. [...] 197

[...]
Cette extension presque intolérable entre le souffle consentant et le pas hésitant. Doucir l’obstacle. Après la chute interminable, nous gisons écrasés sur le sol. Nous continuons à vivre et à apprendre. [...] 198

Le démonstratif semble plutôt fonctionner comme un déictique. Le déterminant ne permet pas de connaître ou de reconnaître le référent. L’expansion ne le détermine pas mais le caractérise. L’effet de présence l’emporte sur l’identification.

La deixis n’a pas un rôle d’introduction dans un univers préexistant. Elle traduit une présence directe du monde du poème, qui recouvre entièrement ou partiellement la réalité. Elle renvoie au monde qu’elle crée au moment même où elle le crée, et ce qui peut seul justifier cette présence, c’est le “ je qui constitue pour le lecteur le seul indice permettant le repérage du référent ” 199 . L’effet de présence est bien un “ coup de force du locuteur ” 200  : le lecteur doit faire “comme si”, car le poème force l’évidence. On rejoint la théorie de l’évocation poétique de Marc Dominicy 201  : la poésie impose moins un univers personnel qu’elle ne postule le partage du même monde, jusqu’à précisément l’imposer, en sollicitant la reconnaissance d’éléments typiques alors que ces éléments ne sont pas connus et qu’il s’agit plutôt d’une acceptation : “ [...] le locuteur, dans ce cas, fait comme s’il était en présence de l’objet, ou comme si cet objet avait déjà été constitué dans le discours antérieur : il s’agit, pour ainsi dire, d’une démonstration simulée, d’une pseudo-référence. Le démonstratif n’étant à sa place que si l’objet est là, l’utilisation du démonstratif permet de donner l’impression que l’objet est effectivement là [...] le démonstratif peut quelquefois faire apparaître, “rendre présent”, l’objet qui, seul, peut le justifier ” 202 . La deixis crée bien une présence poétique plus qu’une reconnaissance de la réalité, présence qui, à défaut d’avoir une valeur spatio-temporelle réelle, a une valeur émotionnelle dans la poésie de René Char.

Notes
196.

“ Lettera amorosa ”, La Parole en archipel, O. C., p. 345.

197.

“ Dans la marche ”, La Parole en archipel, O. C., p. 410.

198.

“ Lombes ”, Aromates chasseurs, O. C., p. 517.

199.

Marie-Noëlle Gary-Prieur et Michelle Noailly, op. cit., p. 118.

200.

Ibid., p. 119.

201.

Voir Marc Dominicy, “ Du “style” en poésie ”, Qu’est-ce que le style ?, 1994, pp. 115-137.

202.

Oswald Ducrot, Dire et ne pas dire. Principes de sémantique linguistique, 1991, p. 245.