1. Une exigence de rapidité dans la progression thématique

De façon significative, il n’y a que très peu d’anaphores lexicales fidèles :

‘Que les perceurs de la noble écorce terrestre d’Albion mesurent bien ceci : nous nous battons pour un site où la neige n’est pas seulement la louve de l’hiver mais aussi l’aulne du printemps; le soleil s’y lève sur notre sang exigeant et l’homme n’est jamais en prison chez son semblable. A nos yeux ce site vaut mieux que notre pain, car il ne peut être, lui, remplacé. 203

La seconde occurrence de “ site ” reprend fidèlement la première, mais les italiques sont le signe d’un emploi qui ne s’en tient pas à la simple reprise. Ils rendent le mot saillant, visuellement et syntaxiquement. Cette mise en relief à la fois accentue la présence du référent particulier et constitue un effet de citation d’un concept heideggerien. Le même effet de présence apparaît dans “ Le Gaucher ”, où le rôle des italiques est assuré par la réitération :

‘On ne se console de rien lorsqu’on marche en tenant une main, la périlleuse floraison de la chair d’une main.
L’obscurcissement de la main qui nous presse et nous entraîne, innocente aussi, l’odorante main où nous nous ajoutons et gardons ressource, ne nous évitant pas le ravin et l’épine, le feu prématuré, l’encerclement des hommes, cette main préférée à toutes, nous enlève à la duplication de l’ombre, au jour du soir. Au jour brillant au-dessus du soir, froissé son seuil d’agonie. 204

L’immédiateté de la main est créée par l’insistance de la répétition du lexème, par l’emploi du présent de l’indicatif, et par la tendance du début du second paragraphe à la nominalisation, puisqu’il contient un groupe sujet très développé. La nomination réitérée s’achève sur un démonstratif dont la valeur anaphorique se trouve ainsi contaminée par un effet déictique. La chaîne de référence dans “ Le Gaucher ” permet en outre de comprendre pourquoi le déterminant démonstratif est si rare dans la représentation : il est souvent remplacé par l’article défini qui — ce qui n’apparaît pas dans ce poème — introduit des anaphores lexicales infidèles.

L’anaphore construite avec un déterminant démonstratif obéit à l’exigence de répétition qui assure la cohérence textuelle. Courante dans les séquences narratives, elle garantit souvent la clarté de la progression thématique. Opérée par le déterminant démonstratif, l’anaphore est cependant moins rapide que celle qui passe par l’article défini. Le démonstratif anaphorique, présent dans une seconde proposition, sélectionne en effet dans la première un élément, son antécédent, indépendamment de la prédication qui affectait cet élément dans cette première proposition : on peut dire qu’il thématise cet élément et le soumet alors à une autre prédication. L’article défini en revanche, lorsqu’il a un rôle anaphorique, reprend l’antécédent dans la circonstance exacte de la première proposition : on dit qu’il le saisit dans sa circonstance d’évaluation, il ne le reprend pas uniquement tel qu’il était initialement, dans la première proposition, mais tel que la première prédication l’a transformé 205 . Il constitue donc un facteur d’enchaînement plus dynamique et plus concentré sur le sujet, dans la cohérence resserrée de son évolution. Le poème de René Char progresse ainsi plus rapidement, et réalise le “ raccourci fascinateur ” 206 .

Notes
203.

“ Ruine d'Albion ”, Le Nu perdu, O. C., p. 456.

204.

“ Le Gaucher ”, Le Nu perdu, O. C., p. 439.

205.

Sur la différence entre le déterminant démonstratif et l’article défini dans les phénomènes de reprise, voir Georges Kleiber, “ Pour une explic ation du paradoxe de la reprise immédiate ”, Langue française n°72, 1986, pp. 54-79.

206.

“ Sommaire ”, La Marteau sans maître, O. C., p. 42.