II. L’absence de déterminant

L’absence d’article et l’article zéro suscitent deux points de vue d’origine différente mais convergents. Dans une perspective grammaticale, ils signaleraient une absence d’actualisation, prenant alors avant tout une valeur dite intensionnelle, si bien que le nom concerné ne renverrait pas à un référent précis du monde. Dans une perspective poétique, Roland Barthes fonde la poésie moderne sur le mot, “ quantité absolue, accompagnée de tous ses possibles. Le Mot est ici encyclopédique, il contient simultanément toutes les acceptions parmi lesquelles un discours relationnel lui aurait imposé de choisir. Il accomplit donc un état qui n’est possible que dans le dictionnaire ou dans la poésie, là où le nom peut vivre privé de son article, amené à une sorte d’état zéro, gros à la fois de toutes les spécifications passées et futures ” 210 . Ainsi, qu’il soit réduit à des significations ou à des “ stations de mots ” 211 , le poème ressemble étrangement au dictionnaire, dont les entrées, quand il s’agit de substantifs, sont privées de déterminants. Mais le dictionnaire, qui présente les noms dans leur virtualité c’est-à-dire non insérés dans le réel, n’est pas un poème. Certes René Char utilise la lexicologie, dans “ Sur le franc-bord ” et “ Le Dos tourné, la Balandrane ” 212 en présentant des noms sans déterminants, avec de véritables définitions de dictionnaires, mais ces noms et ces définitions sont en fait incluses dans le poème et participent à un jeu de résonance entre le matériau lexicologique et le poème. L’absence d’actualisation n’est pas spécifiquement poétique, et elle s’explique en outre difficilement par les formes choisies : si l’abondance des séquences narratives ne lui est pas favorable, même les différentes formes versifiées ne la présentent que très rarement. Les effets de listes ou de séries de la poésie moderne et contemporaine n’abondent pas dans la poésie de René Char 213 . L’absence d’article apparaît dans les poèmes de façon ponctuelle. Il en caractérise rarement l’écriture tout entière, et “ Sur le tympan d’une église romane ” est à ce titre une exception.

Notes
210.

Roland Barthes, “ Y a-t-il une écriture poétique ? ”, Le Degré zéro de l’écriture, 1953, p. 38.

211.

Ibid., p. 39.

212.

Voir supra, chapitre 1.

213.

Ces effets de listes, plus courants dans les poèmes de “formation” que de maturité, rassemblent très majoritairement des noms actualisés (Voir par exemple “ Les Soleils chanteurs ”, Le Marteau sans maître, O. C., p. 27 ; “ Métaux refroidis ”, Le Marteau sans maître, O. C., p. 34).