2. Les énoncés nominaux ou l’amplitude donnée à l’extensité

L’apostrophe reste toutefois ambiguë dans les deux premiers vers, où l’absence de détermination peut recouvrir différents cas d’énoncés nominaux. Ces deux vers pourraient être une succession de quatre syntagmes mis sur le même plan. Chacun d’eux serait un énoncé nominal ayant pour thème le nom “ lenteur ” et pour apport le caractérisant qui le précède ou le suit. Mais la structure en chiasme de chacun de ces deux vers incite à ces énoncés nominaux par deux : c’est le premier syntagme tout entier qui assure le rôle de thème tandis que le second est prédicatif. D’ailleurs le caractérisant du premier syntagme est un adjectif tandis que celui du second est un participe passé adjectivé qui peut conserver la trace de la valeur de procès du verbe dont il dérive. La cohérence sémantique renforce en outre cette lecture : le chiasme a en fait une valeur contrastive puisque les adjectifs axiologiquement positifs, “ massive ” et “ humaine ”, des syntagmes initiaux sont contredits par les participes “ martelée ” et “ débattue ”. On aurait ainsi deux énoncés nominaux successifs, de type proverbial comme dans l’expression Petites causes, grands effets. La succession du thème et du rhème correspond d’ailleurs à la structure logique que l’on retrouve dans les propositions des troisième et quatrième vers, où le groupe verbal tient le rôle prédicatif de façon plus canonique.

Quelle que soit la lecture choisie, celle de l’apostrophe ou celle de l’énoncé nominal, le nom “ lenteur ” reste référentiel, même si la référence prend alors une extensité opposée. Dans le cas de l’apostrophe, le référent identifiable dans la situation d’énonciation est particulier. En revanche, dans un énoncé nominal, l’amplitude de l’extensité s’élargit et elle prend une portée générale. Selon Emile Benveniste, les marques de personne, de temps et de mode étant portées par le verbe, un phrase nominale est “ intemporelle, impersonnelle et non-modale ” 221 , ce qui en fait la forme privilégiée d’expression d’une définition ou d’une vérité. En l’absence de cadre spatio-temporel restrictif, l’énoncé nominal ne perd pas sa valeur référentielle mais elle se trouve élargie. Ainsi, que la référence soit situationnelle ou généralisante, l’absence de déterminant n’est pas une absence d’actualisation et le rapport à la réalité est même renforcé, que ce soit grâce à un effet de présence créé par l’ancrage énonciatif, ou bien grâce à l’élargissement possible de l’extensité du nom à l’ensemble de ses référents. L’énoncé aphoristique a des affinités avec l’expression d’une vérité. Par un figement syntaxique habituel dans les énoncés stéréotypiques, l’absence de déterminant est un phénomène de surface qui n’implique cependant pas une véritable absence d’actualisation.

Notes
221.

Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, I, 1966, p. 159.