3. Les constructions non référentielles et la référence poétique

Dans les “ Sept Parcelles de Luberon ”, les quatre premières strophes s’achèvent sur une apostrophe, soulignée dans la troisième strophe par la présence de l’interjection élégiaque “ ô ” :

‘Couchés en terre de douleur,
Mordus des grillons, des enfants,
Tombés de soleils vieillissants,
Doux fruits de la Brémonde.

Dans un bel arbre sans essaim,
Vous languissez de communion,
Vous éclatez de division,
Jeunesse, voyante nuée.

Ton naufrage n’a rien laissé
Qu’un gouvernail pour notre cœur,
Un rocher creux pour notre peur,
Ô Buoux, barque maltraitée !

Tels des mélèzes grandissants,
Au-dessus des conjurations,
Vous êtes le calque du vent,
Mes jours, muraille d’incendie.



C’était près. En pays heureux.
Elevant sa plainte au délice,
Je frottai le trait de ses hanches
Contre les ergots de tes branches,
Romarin, lande butinée.

[...] 222

Plusieurs constructions donnent au nom dépourvu d’article une valeur intensionnelle : les appositions, qui complètent les apostrophes, et certains compléments du nom. L’association d’une apostrophe et d’une apposition reflète le dynamisme du mouvement d’abstraction : l’apostrophe, par sa forte valeur référentielle, ancre l’énoncé dans la réalité, puis l’apposition, en revanche non référentielle, permet au poème de décoller de la réalité tout en lui restant liée. Le terme en apposition prédique, mais il n’établit pas une identification. Il qualifie en donnant des propriétés au référent qu’il complète : les termes apposés aux apostrophes, “ nuée ”, “ barque ”, “ lande ” et surtout “ muraille d’incendie ”, ouvrent la perception de la réalité à un imaginaire qui lui emprunte ses formes. Comme dans “ Sur le tympan d’une église romane ”, l’apposition n’est pas la recherche d’un terme définitionnel par hyperonymie, à un niveau conceptuel plus élevé : elle est la recherche d’une correspondance sensible à même de faire saisir l’essence des éléments du paysage.

L’absence de déterminant, assez rare, n’empêche cependant pas l’actualisation de se réaliser. Les cas d’absence de déterminant mettent au contraire en évidence l’originalité du rapport à la réalité : soit il passe par l’identification d’un référent particulier dans la situation d’énonciation, garante d’un fort ancrage dans la réalité, soit il permet précisément que l’absence d’identification d’un référent particulier ouvre largement l’extensité du nom à tous ses référents possibles, ouverture qui réussit une généralisation propice à l’abstraction. De plus, si le poème fait un détour par l’imaginaire, c’est pour mieux approcher la réalité, par l’émotion et la sensation. La poésie de René Char est fortement liée au monde, elle en désigne précisément des objets et reste réfractaire à ce qui est d’emblée intelligible, sans passer par une incarnation sensible. Le poème charien n’a rien du poème “moderne” selon Roland Barthes. Les noms sont généralement actualisés, ils ont une extensité. Leur emploi référentiel est en effet le garant d’une liaison indispensable avec la réalité.

Notes
222.

“ Sept parcelles de Luberon ”, Le Nu perdu, O. C., p. 421.