2. Un emploi rhétorique : la comparaison

Le second emploi non référentiel de l’article indéfini, qui est d’ordre rhétorique, ouvre également l’énoncé sur l’imaginaire :

‘[...] Ma tête est de nouveau claire et vacante, posée comme un rocher sur un verger à ton image. [...]

Mon éloge tournoie sur les boucles de ton front, comme un épervier à bec droit.

[...] Du sol glacé elle [l’âme] s’élève, déploie tel un chant sa fourrure, pour protéger ce qui la bouleverse, l’ôter de la vue du froid.
[...]
Ma convoitise comique, mon voeu glacé : saisir ta tête comme un rapace à flanc d’abîme. Je t’avais, maintes fois, tenue sous la pluie des falaises, comme un faucon encapuchonné. [...] 226

La “ Lettera amorosa ”, qui évoque des saisons sentimentales, emprunte son vivier d’images à la nature : est significative, dans une situation amoureuse, l’image récurrente de l’oiseau de proie. L’homme désire celle qui l’a délaissé comme “ un épervier ”, comme “ un rapace ” ou encore “ un faucon ”. La puissance de l’oiseau et la violence de ses mouvements, que ce soit la menace du tournoiement ou la rapidité du rapt de la tête, reflètent la dualité du locuteur : si le désir révèle sa force par l’intermédiaire d’une image, il respecte une distance au niveau énonciatif, celle de l’“ éloge ”, de la “ convoitise ” et du “ voeu ”.

L’intérêt de la comparaison réside dans le décalage référentiel qu’elle crée. Le comparant est convoqué pour susciter une identification qui ne peut que demeurer inachevée : il s’agit d’une ressemblance. Le comparant est actualisé, mais il ne donne pas l’identité du comparé, il l’approche seulement. On a toutefois souvent constaté qu’il faisait partie du monde du comparé. Il est donc par excellence facteur de décalage dans la réalité, et non de décrochement total. Il suscite un mode particulier de présence-absence d’une réalité convoquée pour les qualités dont elle est porteuse. Mais, comme dans l’emploi attributif, l’article indéfini est sans nul doute l’article qui réalise le mieux le décrochement imaginaire 227 . Ces deux emplois de l’article indéfini sont donc d’autant moins référentiels qu’ils relèvent de la composante imaginaire de la poésie charienne.

Notes
226.

L’ellipse étant fréquente dans la comparaison, la construction est ambiguë. Le référent de “ rapace ” semble être le locuteur dans la première phrase. Le “ faucon ” de la seconde phrase n’est pas plus évident. Syntaxiquement, le comparant “ faucon ” renvoie à l’élément le plus proche, le complément d’objet direct du verbe tenir qui est la deuxième personne du singulier, l’amante. Mais sémantiquement, le faucon représente plus logiquement le chasseur, sujet du même verbe tenir.

227.

Cette figure est assez productive : “ Verbe d’orages raisonneurs qui ne se cassent pas, qui demeurent suspendus au-dessus de notre tête comme un banquier à court d’argent ” (“ Verbe d’orages raisonneurs... ”, La Nuit talismanique qui brillait dans son cercle, O. C., p. 493) ; “ Comme une communiante agenouillée tendant son cierge,/Le scorpion blanc a levé sa lance et touché au bon endroit ” (“ Cérémonie murmurée ”, La Nuit talismanique qui brillait dans son cercle, O. C., p. 501) ; “ Nous sommes lucioles sur la brisure du jour. Nous reposons sur un fond de vase, comme une barge échouée ” (“ La Frontière en pointillés ”, Aromates chasseurs, O. C., p. 515) ; “ Quelles barbarie experte voudra bien de nous demain ? Savoir que ce qui existait avant nous se trouve à présent devant, comme au jardin d’hiver une orchidée saignante, par césarienne ” (“ Lombes ”, Aromates chasseurs, O. C., p. 516).