B. Les emplois référentiels

1. Un rôle d’introducteur

L’article indéfini a traditionnellement un rôle d’introducteur. “ La Flamme sédentaire ” montre très nettement cette valeur grammaticale, par opposition à d’autres déterminants, en particulier l’article défini :

La Flamme sédentaire

Précipitons la rotation des astres et les lésions de l’univers. Mais pourquoi la joie et pourquoi la douleur ? Lorsque nous parvenons face à la montagne frontale, surgissent minuscules, vêtus de soleil et d’eau, ceux dont nous disons qu’ils sont des dieux, expression la moins opaque de nous-mêmes.
Nous n’aurons pas à les civiliser. Nous les fêterons seulement, au plus près ; leur logis étant dans une flamme, notre flamme sédentaire. 228

La “ flamme sédentaire ” est le lieu de séjour de dieux que peu d’éléments du texte permettent de décrire. Ces dieux, qui sont “ l’expression la moins opaque de nous-mêmes ”, “ au plus près ”, sont donc ontologiquement et spatialement proches de nous. Leur “ logis ” est une flamme. Or on peut dire de la flamme qu’elle est un principe intérieur, une force, une passion qui s’installe à demeure en chacun de nous, et que certains appellent la foi. La flamme est l’image évidente de cette intériorisation divine. L’expression “ flamme sédentaire ” présente ainsi l’intérêt d’associer deux principes non pas antagonistes — puisque les contraires ne sont jamais vraiment des opposés dans la poésie de René Char— mais plutôt des asymétriques 229 , la flamme signifiant la vivacité, le dynamisme, alors que la sédentarité est un principe d’immobilité. La “ flamme sédentaire ”, c’est la contradiction maintenue, l’immobilité dynamique. Ce séjour paradoxal et mystérieux, peu décrit, est donc introduit dans le poème comme un élément nouveau, que l’apposition finale, “ notre flamme sédentaire ”, ne fait que reprendre en lui ajoutant un rapport à la personne par le possessif, et une caractérisation peu descriptive, si ce n’est qu’elle crée cette contradiction stable. Tout le poème est la préparation de la nomination de ce lieu : la dynamique de l’apparition des dieux et de la fête qu’ils suscitent se résume logiquement dans le terme final “ flamme ”, tandis que l’intériorisation humaine de ce principe actif se confirme dans le caractérisant “ sédentaire ”. Mais le passage de l’article indéfini au déterminant possessif entérine une reconnaissance, une identification qui ne va cependant pas au-delà d’une appartenance. Pour reprendre la distinction de Robert Martin, la détermination répond donc bien ici à la question “lequel c’est”, sans dire exactement “ce que c’est”. On comprend que c’est bien la définition qui fait problème, non la détermination. Et l’article défini, qui porte ainsi bien mal son nom, apparaît dans le titre “ La Flamme sédentaire ” rétrospectivement avec une valeur cataphorique : il produit un effet d’annonce, celle de l’explicitation finale, mais le syntagme, simplement reformulé, reste mystérieux et jamais élucidé. Il est comme la pierre d’achoppement du texte, qui renvoie au titre tandis que ce dernier renvoie à la clausule 230 . La définition promise n’est jamais donnée, et l’article défini ne reprend qu’une identité construite par le texte lui-même, au fil d’une détermination de plus en plus “déterminée”, de “ un ” à “ la ” en passant par le possessif. Ce n’est donc pas “ une ” qui permet l’identification, mais bien “ la ”, identification qui, même si elle ne se fait que par rapport au poème, est une approche précise nécessaire de la réalité. De plus, si “ une flamme ” correspond bien à un emploi particularisant de l’article indéfini, celle de “ la flamme ” reste ambiguë : dans la circonstance du poème, elle représente un référent particulier, mais sa place dans le titre lui donne une résonance qui dépasse la circonstance et place son emploi sur la voie de la généralisation.

L’article indéfini actualise donc bien “ un terme indépendant du contexte, dont l’interprétation n’implique pas de renvoi à une mémoire ” 231 , ce qui en fait traditionnellement un “introducteur” 232 dans le discours, discours qui construit lui-même sa mémoire, comme dans “ La Flamme sédentaire ”. Si l’article indéfini ne correspond pas à l’exigence d’identification de circonstances précises, René Char joue toutefois avec sa valeur d’introducteur en employant parfois l’indéfini en fin de poème :

‘Qui cherchez-vous brunes abeilles
Dans la lavande qui s’éveille ?
Passe votre roi serviteur.
Il est aveugle et s’éparpille.
Chasseur il fuit
Les fleurs qui le poursuivent.
Il tend son arc et chaque bête brille.
Haute est sa nuit ; flèches risquez vos chances.

Un météore humain a la terre pour miel. 233

En position finale, et dans un vers détaché par rapport au reste du texte, l’article indéfini a valeur de distanciation : il prend en effet la question de la détermination à rebours. Il referme le poème en déconstruisant la détermination opérée par l’article défini qui précède, en refaisant du personnage un inconnu, qui plus est insignifiant à l’échelle de l’univers où il s’inscrit. Orion n’est qu’un individu, seulement susceptible d’être dénombré dans l’anonymat de la classe à laquelle il appartient, celle des météores. Il n’est plus qu’un exemplaire parmi d’autres, et son histoire est soumise à une relativisation à l’échelle universelle.

Notes
228.

“ La Flamme sédentaire ”, La Nuit talismanique qui brillait dans son cercle, O. C., p. 502.

229.

“ [...] il ne s’agit jamais, chez René Char, de contraires logiques, emboîtés les uns dans les autres par une simple symétrie inversée : le lien au travers duquel ils se font face n’est pas celui de la contradiction, mais de l’opposition asymétrique [...] ” (Eric Marty, René Char, 1990, p. 100).

230.

Les titre sont un cas à part dans l’étude du poème. Dans leur usage traditionnel, ils sont vraiment cataphoriques dans l’acte de lecture, même s’ils sont plutôt considérés comme anaphoriques dans le processus de création. Ils résument alors le poème. En revanche, s’ils font partie intégrante du texte, comme souvent chez Paul Eluard, ils peuvent prendre la même valeur déictique que l’article défini liminaire dans le corps du poème.

231.

Francis Corblin, Indéfini, défini et démonstratif, 1987, p. 9.

232.

L’article indéfini opère un “ dénombrement de valeurs ” dans une classe, en précisant seulement “ pour combien de N ” de cette classe un énoncé se vérifie (Francis Corblin, Ibid., p. 42). Cette opération de dénombrement est donc absolument indépendante du contexte car elle repose sur la seule dénotation du nom. Elle n’identifie pas.

233.

“ Réception d’Orion ”, Aromates chasseurs, O. C., p. 521.