b/ Une identification référentielle difficile

Le réseau métaphorique brouille l’identification par sa densité. L’image de l’artisan créateur, du poète forgeron est fréquente dans l’univers charien et souvent relevée par la critique 236  : le “ foyer ”, le “ tablier de cuir ”, sur les “ reins désoeuvrés ” annoncent l’ “ artisan ” de la troisième strophe, mais se situent dans les deux premières strophes du poème. La figure du poète se forme à travers le vocabulaire littéraire, le “ mot bas de Cassandre ”. Ce mot, c’est à la fois le premier mot du poème, l’inspiration donnée par une muse initiée par Apollon lui-même, mais c’est un mot jugé inefficace, prononcé significativement de façon trop grave pour être entendu, et ignoré comme les prophéties de la tragique devineresse. Le second terme littéraire est la “ parabole ”, courbe représentant le trajet de l’étincelle, qui prend toutefois une valeur métapoétique : si étymologiquement il renvoie à la comparaison, il peut qualifier le poème que René Char est en train d’écrire, un récit où l’artisanat, prenant des dimensions cosmiques, se révèle poétique. L’image est donc bien “ mensonge ” et “ vérité ” à la fois. Dans la troisième et dernière strophe, c’est une autre image qui s’impose, préparée dès le début du texte mais restée peu visible : celle de l’œuvre alchimique, le terme “ œuvre ” étant inscrit dans le désoeuvrement initial. Le foyer de la forge est un lieu propice à l’obtention de la cendre qui, mélangée au sel, donnera la clé de l’Oeuvre. Autre indice d’une pratique alchimique, Cassandre elle-même, la pythie malheureuse dont les prédictions ne sont jamais prises au sérieux : elle représente en effet les pratiques occultes issues de Delphes. La nuit noire, nécessaire au contraste avec la lumière de l’étincelle, est aussi la couleur qui caractérise la première étape de l’œuvre, l’œuvre au noir. Le chiffre cinq peut symboliser l’étoile à cinq branches de l’alchimie, le pentacle, mais aussi la quintessence, cinquième élément qui vient s’ajouter à l’eau, l’air, la terre et le feu, comme l’esprit subtil qui habite toute chose. Dans la dernière strophe, le poison, la lune, l’étoile, le frottement et le sel renvoient également à des symboles et des pratiques alchimiques. L’étoile, enfin, est un symbole franc-maçon, celui de la “ manifestation centrale de la lumière du centre mystique, du foyer d’un univers en expansion ” (TLF).

L’identité de l’étincelle n’apparaît avec certitude que dans le dernier vers. L’alchimie comme la forge ne sont que des images. Le poème s’achève, semble-t-il, sur la figure d’Orion, double du poète qui précisément fait don de poésie à l’artisan-alchimiste. Il est à la fois passant et passeur de la poésie charienne. “ Passant ” est le terme par lequel on le reconnaît : il le désigne déjà dans l’expression “ passant mythique ” 237 d’Aromates chasseurs, où il est également qualifié de “ météore humain ” 238 , corps céleste qui se définit par son passage. Passeur entre le monde terrestre et le monde céleste, il les met tous deux en relation, et de cette réunion naît la poésie, troisième espace, où se rejoignent la mer et l’étoile, pour former une étoile de mer. L’emploi d’un mot composé comme étoile de mer est ici particulièrement significatif : en effet, un mot composé n’est pas l’addition de deux notions mais bien la création d’une troisième entité, totalement nouvelle, qui est ainsi l’image parfaite de la transmutation alchimique. Sous un lexème attesté, dont la morphologie peut paraître sans importance, aboutissent et se concentrent les différents fils de deux réseaux métaphoriques propres à l’univers charien, l’univers céleste et le domaine de la forge alchimique. Cette étoile de mer, ou étoile de “ sel ” qui est synonyme de chance, de bonne “ fortune ”, comme un fer à cheval est un porte-bonheur, pourrait bien être le poème. La fortune finale que constitue cette étoile, c’est le bonheur réalisé d’une destinée favorable lorsqu’elle est poétique. Au terme du texte seulement, et par son achèvement même sur le mot “ fortune ” 239 , le titre prend tout son sens.

L’article indéfini, initial puis repris, convient parfaitement à ce texte en particulier car il est précisément fondé sur la fausse levée d’une indétermination. Il maintient inconnue l’identité de l’étoile. L’existence et l’individualité du référent sont assurées grammaticalement, mais la formulation d’un objet de nature hermétique reste interdite, son identité demeurant par essence voilée et codée. On ne peut précisément qu’y faire allusion, sans en prononcer le véritable nom, sans en donner la “définition”. Le poème s’en tient à sa détermination. L’indéfini maintient judicieusement l’indétermination du référent.

Le terme indéfini est mal choisi, et il vaudrait mieux qualifier l’article d’indéterminé. Comme l’article défini, aussi mal nommé, il établit une quantité. Mais contrairement à l’article défini singulier qui, en donnant la quantité d’un référent, le détermine en précisant de quel référent il s’agit, l’article indéfini laisse ce référent indéterminé, “ [in]connu dans son identité ”. Il ne fait que dénombrer. C’est par opposition à l’article défini qu’il est peu représenté dans la poétique charienne qui privilégie le défini. Dans son système des articles, Gustave Guillaume fait de un le signifiant d’une tension particularisante 240 , et de le celui d’une tension généralisante. Les deux articles permettent chacun une saisie particulière et une saisie générale, mais la saisie particulière effectuée par l’indéfini n’identifie pas le référent dans une situation, et elle est le point d’arrivée de la tension. En revanche, la saisie particulière effectuée par le se situe au début de la tension, et elle évolue vers une saisie générale. Il y a, avec le défini, tout un processus de généralisation possible à partir de la réalité particulière, processus qui correspond parfaitement, dans l’orientation même de ses pôles, au mouvement d’abstraction de la poésie charienne et que l’indéfini reflète mal car sa tension est à l’inverse particularisante.

Notes
236.

Le poème “ Fréquence ” tout entier en est l’évocation (Fureur et mystère, O. C., p. 131).

237.

“ Vert sur noir ”, Aromates chasseurs, O. C., p. 526.

238.

“ Réception d’Orion ”, Aromates chasseurs, O. C., p. 521.

239.

Le lexème “ fortune ”, lexicalisé dans l’expression de fortune où il signifie “ improvisé ” “ de nature provisoire ”, remotive ici en contexte ses significations euphoriques de bonheur et de richesse, et rejoint, pour le bonheur, l’image poétique, pour la richesse, l’image alchimique.

240.

Les phénomènes linguistiques obéissent dans les théories guillaumiennes à un mouvement de pensée, un dynamisme orienté appelé cinétisme. Les emplois des articles sont considérés comme des saisies effectuées au cours de ces mouvements, et reflètent des effets de sens particuliers (Voir les leçons du 7 et du 14 mars 1956, Leçons de linguistique de Gustave Guillaume, 1956-1957, sous la direction de Roch Valin, Walter Hirtle et André Joly, 1982).