A. Une valeur référentielle liminaire : la dynamique de la présence

1. Une immédiateté partagée

L’emploi récurrent de l’article défini au seuil du poème provoque la convocation immédiate de l’univers représenté, comme le début in medias res de certains romans qui produit un effet de réel dans la mesure où le narrateur semble surprendre une action qui existerait indépendamment de sa narration, ce qui confère alors à l’univers de la fiction une existence autonome et constitue un gage de réalisme. Dans le poème, l’article défini constitue toutefois moins une garantie de réalité que la restitution d’une présence directe, exactement comme le démonstratif déictique en position initiale. A l’orée du poème moderne, l’emploi de l’article défini ne repose pas sur ce que la tradition grammaticale appelle une présupposition de connaissance. L’article défini ne donne pas la réalité mais sa présence : moins qu’un contenu, il établit une façon d’envisager ce contenu de réalité et constitue un véritable mode poétique d’appréhension du monde. L’emploi de l’article défini liminaire s’évalue donc moins comme une originalité par rapport à des codes narratifs auxquels le poème emprunte, que comme une spécificité du poème en général dans son mode de représentation de la réalité. Le titre “ Attenants ” prend ainsi un sens symbolique, celui du rapprochement effectué par le poème lui-même, qui place sa réalité à portée de nos perceptions :

‘Les prairies me disent ruisseau
Et les ruisseaux prairie.

Le vent reste au nuage.
Mon zèle est fraîcheur du temps.

Mais l’abeille est songeuse
Et le gardon se couvre.
L’oiseau ne s’arrête pas. 243

Le poème balaie un paysage naturel en s’arrêtant sur quelques éléments terrestres célestes et aquatiques : la prairie et l’abeille, le vent, le nuage et l’oiseau, enfin le ruisseau et le gardon. Mais la présentation de ces éléments se fait dans cet ordre, selon un classement qui distingue les règnes naturels. La dernière strophe passe ainsi en revue ces différents règnes en nommant l’un de leur représentant : l’abeille pour la surface de la terre, le gardon pour l’eau, et l’oiseau pour l’air. Ces animaux semblent tous préoccupés ou impatients de se cacher. Cette attitude qui les unit dans une même réaction semble due à l’approche du mauvais temps dont les indices apparaissent dans la deuxième strophe : vent, nuage et fraîcheur de l’air sont des signes météorologiques défavorables. La dernière strophe établit donc une continuité d’éléments différents, présentés comme co-présents. En revanche, dans les deux premières strophes, la présentation des éléments naturels est différente. Le poème fait voisiner des éléments contraires ou plutôt asymétriques pour en souligner le caractère “attenant”. Les éléments du monde, même ceux qui semblent opposés, vivent donc ensemble, et c’est cette idée de voisinage qui les rend eux-mêmes plus proches qu’on ne croit de nous, car leur proximité nous engage puisqu’elle s’établit également par rapport à nous : la prairie vaut bien le ruisseau ; le vent, qui habituellement chasse le nuage, l’accompagne ; le zèle, qui est une forme d’ardeur, s’identifie à la fraîcheur. “ Attenants ”, ils le sont entre eux et par rapport à nous, présents dans l’évidence de leur actualisation par l’article défini 244 . L’article défini crée une impression d’immédiateté 245 .’

Notes
243.

“ Attenants ”, La Parole en archipel, O. C., p. 397.

244.

L’article défini est presque le seul déterminant utilisé dans ce poème, si on excepte deux cas : le possessif de “ mon zèle ”, mais on l’identifie à un syntagme présentant un article défini auquel s’ajoute une relation personnelle ; quant à l’absence d’article devant “ ruisseau ”, “ prairie ” et “ fraîcheur ”, elle prend place dans une construction attributive où la fonction sémantique l’emporte sur la fonction référentielle.

245.

Michel Collot a regroupé dans l’analyse des déictiques chez Rimbaud, les démonstratifs et les articles définis. Quelle que soit leur nature, les déictiques “ renvoient à l’évidence d’une présence, sans permettre d’identifier celle-ci une fois pour toutes, d’une manière universellement valable. Par son emploi singulier, Rimbaud joue la référence contre le sens, l’existence contre l’essence. Le poème doit mettre le lecteur face au fait simple et nu de la présence, sans dire ce qui se présente. Les indicateurs rimbaldiens posent qu’il y a quelque chose, sans préciser ce qu’il y a. Ils font du poème une parole adressée à “quelqu’un”, à propos de “quelque chose”, produisant un double effet de sens : un “effet de présence” et un “effet de complicité” ” (Michel Collot, op. cit., p. 200). La pratique de René Char, si elle est parallèle à celle de Rimbaud, s’en éloigne cependant dans la mesure où elle ne joue pas l’existence “ contre ” l’essence : l’existence est la première étape nécessaire de la recherche de l’essence de la réalité.