L’article défini suscite bien une deixis proprement poétique, qui n’a rien à voir avec une présupposition de connaissance. Le poème “ Les Parages d’Alsace ” montre la différence entre la deixis et la notoriété.
‘Je t’ai montré La Petite-Pierre, la dot de sa forêt, le ciel qui naît aux branches,Quelle est la valeur de l’article défini dans la première strophe ? Le titre promet un itinéraire touristique autour de l’Alsace, puisque les “ parages ” en désignent les environs, ce que confirme le premier syntagme nominal qui est un nom propre, “ La Petite-Pierre ”, célèbre forêt des Vosges : c’est un lieu connu d’excursions, et c’est également un lieu historique de la seconde guerre mondiale, à la frontière allemande. On peut donc s’attendre à ce que l’article défini prenne sa valeur de notoriété, en rapport avec cette connaissance. Or les syntagmes suivants ne correspondent pas à des sites notables ou à des curiosités : “ la dot de sa forêt ”, “ le ciel qui naît aux branches ”... L’article défini qui inaugure ces syntagmes a une valeur cataphorique par rapport à la détermination qui suit tous ces noms. Il ne peut toutefois autoriser cette lecture devant certains noms : à la fin des syntagmes, des noms comme “ branches ”, “ fleurs ”, corsaire ” et “ moulin ” sont actualisés par l’article défini qui n’a ni une valeur intralinguistique, anaphorique ou cataphorique, ni une valeur de notoriété : il s’agit bien alors de cette valeur déictique propre aux poèmes. Le poème convoque des éléments, met le lecteur en présence du monde qu’il crée. Ce poème dit même cette mise en présence. Elle est en effet explicitement donnée comme le rappel de la mise en présence passée de l’interlocuteur du poème avec les éléments désignés : la présence explicitée par “ je t’ai montré ” était encore renforcée dans un autre état du poème avec la formule “ j’ai mis sous tes yeux ” 247 . Etymologiquement, les “ parages ” sont d’ailleurs les lieux où l’on s’arrête, où l’on fait une station qui peut autoriser la contemplation. Mais cette mise en présence s’effectue en outre avec ce tiers, cet autre interlocuteur qu’est le lecteur, dans le présent de l’énonciation. Le poème dit le phénomène de la présence qu’il crée lui-même, à travers une actualisation réalisée par les articles définis.
Il s’agit donc bien d’un phénomène de deixis plus que de connaissance, car les éléments nommés dans la première strophe ne sont précisément pas connus, pittoresques ou touristiques. Il n’y a pas de notoriété à retrouver. La deixis apparaît clairement dans la dernière strophe, avec “ le navire ” : cet élément ne peut être identifié linguistiquement, il n’y a pas d’anaphore ni même de co-référence possible. Il est présenté, au sens de “ mettre en présence ”. Son identification est cependant liée à celle de “ la haute mer végétale ” 248 . La forêt vosgienne est représentée comme la mer, et cette identification métaphorique est préparée dès le titre : les “ parages ” du titre la motivent en effet car ce sont, dans une première acception qui relève du domaine maritime selon le Littré, un “ espace de mer ”, “ une étendue de côtes accessible à la navigation ”. La présence du “ navire ” est donc d’autant plus imprévisible qu’à ce mode de convocation poétique, mode de présence attribué à l’article défini, s’ajoute la métaphore qui joue sur la signification du nom. Une actualisation inattendue précédant l’image rend cette présence particulièrement étrange.
L’univers du poème est un univers “déterminé”, même si l’identification référentielle n’est pas possible. Cette faible accessibilité au référent n’entame pas cependant la valeur d’instantanéité de la formulation définie du monde. C’est même cette valeur d’intégration dans un univers de discours qui prédomine. La deixis n’a pas un rôle de présentation, d’introduction dans le monde du poème ; elle traduit une présence directe. Elle parle du monde qu’elle crée au moment même où elle le crée. La deixis crée une évidence poétique plus qu’une connaissance qui, à défaut d’avoir une valeur spatio-temporelle, historique, a une valeur émotionnelle.
“ Les Parages d’Alsace ”, Le Nu perdu, O. C., p. 428.
Voir Variantes, O. C., p. 1191.
Cette métaphore de la forêt nommée au début du poème n’est pas unique, elle apparaît également dans un autre poème, “ Fièvre de la Petite-Pierre d’Alsace ”, qui évoque la même région géographique et la même époque historique, celle de la guerre : “ Nous avancions sur l’étendue embrasée des forêts, comme l’étrave face aux lames, onde remontée des nuits, maintenant livrée à la solidarité de l’éclatement et de la destruction. ” (La Parole en archipel, O. C., p. 366).