La cohérence de l’enchaînement est assez nettement perceptible dans ce fragment du “ Rempart de brindilles ” :
‘La cheminée du palais de même que l’âtre de la chaumière fument depuis que la tête du roi se trouve sur les chenets, depuis que les semelles du représentant du peuple se chauffent naïvement à cette bûche excessive qui ne peut pas se consumer malgré son peu de cervelle et l’effroi de ceux pour lesquels elle fut guillotinée. Entre les illusions qui nous gouvernent, peut-être reverra-t-on celles, dans l’ordre naturel appelées, que quelque aspect du sacré tempère et qui sont au regard averti les moins cyniquement dissimulées. Mais cette apparition, que les exemples précédents ont disqualifiée, doit attendre encore, car elle est sans énergie et sans bonté dans des limbes que le poison mouille. La propriété redevenant l’infini impersonnel à l’extérieur de l’homme, la cupidité ne sera plus qu’une fièvre d’étape que chaque lendemain absorbera. Tout l’embasement néanmoins est à réinventer. La vie bousillée est à ressaisir, avec tout le doré du couchant et la promesse de l’éveil, successivement. Et honneur à la mélancolie augmentée par l’été d’un seul jour, à midi impétueux, à la mort. 249Les premiers syntagmes du paragraphe sont déterminés par l’article défini. En première mention, il est bien encore question d’effet de présence, d’évidence, mais on constate également que l’article défini permet la progression thématique de l’ensemble.
C’est dans son rôle anaphorique le plus courant de reprise que l’article défini assure la progression textuelle, comme dans “ Le Gaucher ” :
‘On ne se console de rien lorsqu’on marche en tenant une main, la périlleuse floraison de la chair d’une main.Or ce mécanisme de stricte reprise lexicale n’est en fait qu’un cas particulier du mécanisme plus général de reprise qu’est l’association, qui fonctionne par rapport à un domaine d’interprétation 251 . C’est le cas dans le paragraphe du “ Rempart de brindilles ” avec ce que nous appellerons le domaine du “ palais ”, qui est d’ailleurs sémantiquement le premier mot du texte puisque, s’il détermine syntaxiquement “ cheminée ”, il est déterminé d’un point de vue sémantique par lui, l’ordre de la dépendance s’inversant en effet. Le “ palais ” construit une présence à laquelle se rattachent les autres termes de la première phrase : d’une part, le domaine royal avec “ cheminée ”, “ chenets ”, “ roi ” et “ tête ” ; d’autre part le domaine de l’insurrection populaire avec “ âtre ”, “ chaumière ”, “ semelles ”, “ représentant ”, “ peuple ”, et “ bûche ”. Ces termes n’occupent pas la même place dans les syntagmes et n’ont donc pas le même degré référentiel : si “ cheminée ” dépend de “ palais ”, “ âtre ” dépend de “ chaumière ” et “ tête ” de “ roi ”. Si l’on considère ses deux actants, le verbe gouverner qui apparaît dans la seconde phrase, de niveau lexical plus général, peut englober le domaine du palais et celui de la révolution populaire. Deux articulations logiques permettent de voir l’organisation du texte. “ Mais ” isole les troisième et quatrième phrases. La troisième exprime un ajournement à l’apparition de l’illusion la moins mauvaise, sursis liés à des manques dits lexicalement par la privation (“ sans ”), et à des obstacles (“ limbes ”, “ poison ” et “ “ propriété ”). Une autre rupture, marquée par “ néanmoins ”, établit le programme de reconstruction dont le contenu est donné par des substantifs actualisés par l’article défini : se rattachent au domaine d’interprétation initial, “ l’embasement ”, comme fondement politique, et le générique “ vie ”. Le “ couchant ” et “ l’éveil ” relèvent quant à eux des connaissances physiques de phénomènes naturels. Le texte se clôt enfin sur une réserve de mélancolie et une pensée de la mort : les articles définis ont alors une valeur plus large, et ouvrent le texte à une lecture généralisante. C’est là que peuvent s’articuler les différentes valeurs de l’article défini, articulation qui fait toute l’originalité de la poésie charienne : la présence poétique que crée cet article, par l’absence de lien contextuels ou d’explication situationnelle, dépasse aisément le fait individuel qu’il semble évoquer et s’universalise. Dans le particulier même résonne le général.
“ Le Rempart de brindilles ”, La Parole en archipel, O. C., p. 361.
“ Le Gaucher ”, Le Nu perdu, O. C., p. 439.
Le domaine d’interprétation est construit par le contexte à partir de “ désignations d’individus, d’événements, de propriétés empiriques ”. C’est “ un monde, ou un état possible du monde dans lequel ces désignations peuvent s’effectuer ” et sont considérées comme des “ points de référence ” (Francis Corblin, op. cit., p. 130 passim). La reprise, ou anaphore lexicale fidèle, isole un seul élément du domaine accessible par la référence virtuelle du nom. Avec l’association en revanche, la relation du nom au domaine est plus large et se fonde sur les points de référence disponibles et accessibles. Pour Francis Corblin, “ la reprise n’est qu’un cas particulier d’association ” (Ibid., p. 193).