2. La prédication au détriment de la thématisation

La reprise effectuée par l’article défini favorise l’ellipse : les enchaînements ne sont pas explicites, les liens entre les éléments d’un même domaine étant plus ou moins nets. Ils s’établissent dans un champ lexical dont les limites s’avèrent floues et mouvantes. Partant, le texte est plus rapide, il progresse sans ménager d’étapes, c’est-à-dire sans appuyer sur les passerelles sémantiques qui relient les éléments d’un même champ. Si René Char ne représente pas la réalité mais la présente, cette présentation n’a rien de statique : la réalité est saisie dans son dynamisme propre . Elle n’a pas le temps d’être thématisée. Dans un style dynamique, c’est la prédication qui l’emporte, et emporte avec elle tout souci de thématisation pourtant nécessaire à la compréhension. La logique charienne n’est pas une logique de la représentation. Il n’y a pas de Petit Poucet égrenant efficacement les indices du chemin herméneutique. La logique de la présence est plus exigeante. Un autre fragment du “ Rempart de brindilles ” est significatif de ce mode de présence : le texte convoque des réalités, progresse le plus souvent par association, même de façon ténue, mais ces associations, qui occupent le place de thèmes, sont mises au second plan, après la prédication. La progression prend le pas sur la cohérence.

‘Echapper à la honteuse contrainte du choix entre l’obéissance et la démence, esquiver l’abat de la hache sans cesse revenante du despote contre laquelle nous sommes sans moyens de protection, quoique étant aux prises sans trêve, voilà notre rôle, notre destination, et notre dandinement justifiés. Il nous faut franchir la clôture du pire, faire la course périlleuse, encore chasser au delà, tailler en pièces l’inique, enfin disparaître sans trop de pacotilles sur soi. Un faible remerciement donné ou entendu, rien d’autre. 252

La progression, associative, s’établit sur la succession des termes relevant du domaine d’interprétation du “ despote ” : contrainte, démence, obéissance, hache, pire, inique fondent la cohérence sémantique du paragraphe. L’article défini qui actualise la plupart de ces noms en assure la continuité thématique. Le texte décrit le comportement à opposer au despotisme. Le despotisme lui-même n’est pas signifié par un lexème précis : donné en somme comme un présupposé, il est considéré, d’un point de vue logique, comme un thème, et il est maintenu dans le poème par la présence successive des éléments appartenant à ce domaine. Mais la progression n’est pas assurée par la permanence d’un domaine. C’est la prédication qui l’assure. Elle est prise en charge par les verbes mis en valeur syntaxiquement en tête des propositions, étant donnée leur forme infinitive, et qui signifient une action : “ échapper à la honteuse contrainte du choix entre l’obéissance et la démence, esquiver l’abat de la hache sans cesse revenante du despote [...]. Il nous faut franchir la clôture du pire, faire la course périlleuse, encore chasser au delà, tailler en pièces l’inique [...] ”. Les syntagmes nominaux sont posés comme des évidences, et même s’il concourent à la progression textuelle, ce sont les relations dans lesquelles ils sont impliqués qui constituent l’apport et font le dynamisme du style. Il y a pourtant là deux moyens très différents de produire ce dynamisme : dans une perspective logique, par la progression textuelle ; dans une perspective sémantico-syntaxique, par le choix et la signification des parties du discours.

La progression thématique, parce qu’elle passe par une chaîne lexicale difficile à saisir, est souvent moins repérable comme facteur dynamique que la prédication qui, reposant plus naturellement sur les verbes, semble être le lieu grammatical par excellence de la progression du texte. Or René char joue beaucoup sur la progression lexicale, par saut d’un thème à un autre, saut d’où naît l’ellipse. Mais l’une des caractéristiques de sa poétique est d’introduire la prédication au sein du thème, phénomène que la concentration syntaxique et l’ellipse rendent d’ailleurs difficilement visible. Le syntagme nominal est souvent l’expression condensée de plusieurs prédications possibles. La préposition de construit une grande partie des compléments de noms car elle permet d’exprimer des relations nombreuses et diverses. Mais cette forte polysémie est aussi un facteur d’ambiguïté car la relation exprimée n’est pas toujours transparente dans des constructions parfois homonymes. De peut introduire une apposition, “ la honteuse contrainte du choix entre l’obéissance et la démence ”, ou un génitif “ l’abat de la hache ”. Il peut également établir un rapport subjectif ou objectif entre le nom et son complément. Dans le premier fragment cité du “ Rempart de brindilles ”, comment analyser “ la promesse de l’éveil ” ? S’agit-il d’une promesse portant sur l’éveil, qui en est alors l’objet, ou produite par l’éveil, qui est dans ce cas le sujet ? Le contexte ne permet pas toujours de décider.

Le texte introduit ainsi directement un référent par l’article défini et en introduit de nouveaux au fil du texte par ce même article, mais ces termes apparaissent et disparaissent aussi vite, sans liaison les uns avec les autres, et sans qu’une cohérence générale du poème puisse leur être imputée. L’article défini a la même valeur en position liminaire qu’au fil du texte. Il organise des “épiphanies” perpétuelles de substantifs : ce dernier reste en effet le plus souvent une occurrence absolument unique dans le texte, sauf s’il est répété dans un but stylistique particulier. L’apparition unique des termes perturbe la lecture référentielle. En effet, l’équilibre entre les paramètres de la répétition et de la variation, qui est le garant de la cohésion du texte, se trouve brisé au profit du second paramètre poussé à son degré extrême puisque les noms ne sont pas introduits mais posés comme déjà connus. Les poèmes contreviennent ainsi à une règle de progression textuelle que Bernard Combettes formule ainsi : “ introduire un référent dans une proposition et dire que ce référent est impliqué dans des relations prédicatives avec d’autres constituants sont deux tâches qui sont mieux gérées si elles sont accomplies indépendamment l’une de l’autre ”. Il existe une “ contrainte textuelle ” qui impose la “ dissociation de la fonction référentielle et de la fonction relationnelle ” 253 . Or, dans la poésie de René Char, les substantifs superposent très souvent ces deux fonctions, le référent se trouvant engagé dans des relations avec d’autres référents avant que sa description ne soit complète et permette de l’identifier. La prédication l’emporte sur la thématisation jusqu'à l’investir. Cette pratique poétique qui ignore ou voile les phénomènes de cohésion textuelle constitue un facteur important de “brouillage” référentiel qui vient renforcer une composante métaphorique évidente dans la poésie charienne. L’utilisation de l’article constitue donc souvent un coup de force référentiel puisqu’il impose l’évidence d’un énoncé qui ne permet pas un accès évident à un référent précis. Mais quand la perte d’une référence particulière et identifiable cesse d’être considérée comme un manque, l’article peut précisément être considéré comme le moyen d’ouvrir le poème à une référence plus large, une référence générale.

Notes
252.

“ Le Rempart de brindilles ”, La Parole en archipel, O. C., p. 360.

253.

Bernard Combettes, “ Hiérarchie des référents et connaissance partagée : les degrés de l’opposition connu/inconnu ”, L’Information grammaticale, n°54, juin 1992, p. 13.