1. Article défini et abstraction

En langue, l’étude de la sous-catégorisation des substantifs montre que la prédétermination a des affinités avec la représentation du réel. On distingue traditionnellement des noms comptables, qui acceptent les articles définis et indéfinis, et les noms denses, qui sont précédés des articles définis et partitifs. Les noms abstraits font partie de la seconde catégorie. La domination de l’article défini pourrait ainsi s’expliquer par la forte représentation des substantifs abstraits où la concurrence avec un n’existe pas. Cette hypothèse légitimerait d’ailleurs l’idée courante que la poésie de Char est abstraite. Mais c’est confondre l’abstraction d’un vocabulaire, dont on peut juger, avec celle d’une lecture, au sens où elle est perçue comme hermétique. La notion d’hermétisme ne se superpose pas avec la notion, ici linguistique, d’abstraction. Or, si la poésie de René Char peut être perçue comme hermétique, l’abstraction de son lexique reste, quant à elle, à vérifier.

Il y a bien un lexique abstrait important mais qui, en contexte, reçoit souvent une interprétation métaphorique concrétisante. L’image est une expression sensible du réel. Tous les lexèmes dont le référent n’est pas matériel, mais intellectuel et inaccessible aux sens, ne donnent pas lieu à un discours conceptuel, et ils sont saisis dans des formes concrètes du monde.

Le passage, dans “ Déclarer son Nom ”, de l’événement à l’essence des choses ne correspond pas au passage d’un vocabulaire concret décrivant le premier à un vocabulaire abstrait donnant accès à la seconde. C’est l’emploi d’un vocabulaire concret qui prédomine et réussit à produire une dimension qui dépasse la description d’une réalité mondaine. La situation dont l’évocation passe par des éléments pittoresques se révèle donc moins référentielle qu’ontologique. L’identité donnée n’est pas celle de l’individu, mais celle de l’être. Si l’article défini qui prédétermine les noms a une valeur anecdotique dans la situation passée, il prend également une résonance plus forte.

‘J’avais dix ans. La Sorgue m’enchâssait. Le soleil chantait les heures sur le sage cadran des eaux. L’insouciance et la douleur avaient scellé le coq de fer sur le toit des maisons et se supportaient ensemble. Mais quelle roue dans le cœur de l’enfant aux aguets tournait plus fort, tournait plus vite que celle du moulin dans son incendie blanc ? 256

La situation est un événement daté par l’âge de l’enfant, mais on peut préciser encore plus le moment de l’année : le soleil, l’ “ incendie blanc ” et l’apparente immobilité des choses sont associés à la saison estivale. Les faits sont relatés au passé, ce qui n’empêche en rien la saisie d’une essence, celle précisément de cet enfant de dix ans, cet été-là. Les verbes contribuent même à la sensation d’immobilisation temporelle : l’aspect sécant de l’imparfait s’associe à l’aspect lexical imperfectif de enchâsser, chanter et tourner pour donner une vision durative. Le lexique traduit également cette tentation d’immobilisation. Le paysage fixe ses éléments, avec les verbes enchâsser et sceller, fortement marqués par la matérialité d’un geste manuel, et plus indirectement avec chanter qui est une forme d’inscription. Sur le “ sage cadran des eaux ”, le temps semble domestiqué et ralenti. Enfin, la roue qui tourne produit l’image d’un mouvement qui revient sur lui-même. L’être se saisit dans un événement, se déclare dans un instant plus ou moins étendu qui est fixateur car il semble lui-même figé dans la matière d’un paysage.

L’identification se présente de façon très concrète mais avec une certaine complexité : avec la proposition “ La Sorgue m’enchâssait ”, l’enfant est décrit comme étant dans le paysage, et il occupe significativement la fonction grammaticale de complément d’objet direct du verbe. Mais il semble plus pertinent de renverser ce rapport de sujet et d’objet, qui est aussi un rapport entre le monde extérieur et le moi, intérieur. Le paysage qui l’entoure est finalement en lui, il le définit. Ce paysage montré est un paysage sélectionné, il n’est pas tout le réel environnant, il est l’espace environnant l’enfant : correspondant à la perception du garçon, il est à sa mesure, comme un reflet de lui-même, et c’est en cela qu’il nous renvoie son image. La réversibilité de l’enchâssement 257 est également possible dans la mesure où l’eau de la Sorgue est un miroir évident pour l’enfant : en se regardant dans la rivière, il en devient une part, il est ce ruisseau dont l’eau emplit le contour de la silhouette qui s’y trouve projetée. Or la Sorgue désigne plus qu’une rivière, elle est un milieu, que le poème développe ensuite par la convocation d’éléments pittoresques d’une enfance locale : elle est soleil, girouette sur le toit des maisons, roue des moulins à papier de la région... Le nom propre a bien ici un “contenu”, donné par les noms actualisés par l’article défini qui ne renvoie pas à une notoriété absolue, mais relative dans la mesure où le lecteur peut la supposer : le soleil, l’eau, les maisons sont attendus dans ce paysage naturel et s’enchaînent d’ailleurs selon le principe de l’association, relevant tous d’un domaine référentiel qu’il constituent en apparaissant, le domaine d’interprétation de la Sorgue. Présent au début du poème, premier nom du texte, ce nom propre donne en fait le mode grammatical du “ nom ” promis par le titre, de l’identité, celle d’un toponyme précédé de l’article défini, le nom propre le plus stable et le plus concret qui soit 258 . Les noms communs qui suivent, précédés du même article défini, sont pris dans ce mouvement ontologique et leur valeur particulière tend à se détacher des circonstances spatio-temporelles et à prendre une valeur générale. Le nom propre géographique et le nom commun dans son actualisation généralisante peuvent d’ailleurs être mis en parallèle : “ Un nom propre géographique a donc la même stabilité dans la langue qu’un nom commun en emploi générique ” 259 . “ La Sorgue ”, désignant un élément du monde très concret, a certes une extensité unique mais elle est durable. C’est ce mode d’être que cette rivière plus pérenne qu’on ne croit transmet au éléments qui la définissent, et partant à l’enfant.

Les noms communs du poème sont presque exclusivement actualisés par l’article défini : “ le soleil ”, “ les heures ”, “ le sage cadran des eaux ”, l’insouciance ”, “ la douleur ”, “ le coq de fer ”, “ le toit des maisons ”... Noms communs seuls ou inclus dans un syntagme, ils ont une extensité unique, géographiquement et parfois historiquement situable, comme les moulins. En vertu de la réversibilité de l’appartenance de l’enfant à la rivière, ces éléments forment l’identité du garçon, ils s’abstraient des circonstances précises et perdent leur valeur originellement référentielle. Ils semblent prendre une valeur intensionnelle, comme dans les constructions attributives : l’enfant est soleil, est moulin, est coq de fer, insouciance et douleur. L’article défini désolidarise donc en partie les noms communs de leur référence particulière, et ce mouvement d’abstraction n’est pas fondé sur un lexique spécifiquement abstrait : seuls “ insouciance ” et “ douleur ” relèvent d’un tel vocabulaire, et l’on voit bien comment ils sont fondus dans la réalité concrète de la circonstance. Même s’il résument effectivement de façon conceptuelle les qualités de l’enfant à dix ans, ils ne sont cependant pas présentés dans le poème comme une synthèse du moment. Ils sont impliqués dans l’événement. Le procès dont ils sont le sujet, “ avaient scellé ”, appartient à la gestuelle artisanale, et il est pleinement lié à la vie matérielle. Le sens de ces deux noms abstraits n’est accessible qu’en situation et, à l’inverse, le vocabulaire concret manifeste aussi bien l’essence de l’enfant.

L’identité finale n’est plus le renseignement presque administratif du début : des “ dix ans ” très objectifs, on est passé au “ cœur de l’enfant ”, à une intériorité qui a absorbé tout ce que le texte dit entre ces deux renseignements sur le garçon, qui a absorbé le paysage environnant pour en faire une identité. Le passage du référentiel à l’ontologique est passage du sensible, dont l’expression domine quantitativement, à l’intelligible, qui en garde toutefois la trace. L’intelligible n’est pas donné a priori ni directement par l’intermédiaire d’un vocabulaire abstrait, relevant par exemple ici de la psychologie. “ Insouciance ” et “ douleur ” font exception, mais une exception signifiante dans sa nécessité même. Ils montrent que le lexique abstrait existe bel et bien dans la poésie de René Char, mais qu’il s’informe dans le concret et n’est jamais détaché d’une réalité qui le suscite. Ainsi, ce n’est ni le nom propre qui donne l’identité — il n’est que le signe d’un contenu —, ni le nom commun abstrait, mais le nom commun “approprié”. Le nom propre “ la Sorgue ” est ici intéressant non seulement pour son contenu, qui sera celui de l’identité, mais pour sa stabilité référentielle et ontologique, dont l’article défini est le signe. “ L’insouciance ” et “ la douleur ”, dans leur coordination paradoxale, ne donnent le sens de l’instant que parce qu’ils se lisent dans ses formes concrètes. Le “ cœur ” apparaît alors comme le pivot qui fait passer de la réalité au réel : organe vital qui permet au corps une relation sensible directe avec le monde, il est aussi le siège des sentiments. L’identité se constitue sur ces deux pôles sensibles, l’événement senti et sa vérité ressentie.

A défaut de se fonder sur un vocabulaire nettement abstrait, l’impression d’abstraction de la poésie de René Char serait sans doute plus légitimement expliquée par un détachement des circonstances spatio-temporelles, ce qui oriente le lecteur vers une interprétation universalisante à défaut d’être particulière. L’enjeu ne réside donc pas dans une tension entre le concret et l’abstrait mais entre une lecture particularisante et une lecture universalisante de situations réelles : “ [...] les emplois génériques sont en quelque sorte des emplois abstraits, détachés des circonstances spatio-temporelles, alors que les emplois spécifiques, parce qu’ils mettent en cause des occurrences spatio-temporellement délimitées, apparaissent comme concrets ” 260 . On aurait tort d’inverser la réflexion : c’est bien parce que la lecture généralisante existe que le poème a une dimension “ en quelque sorte ” abstraite, et non le contraire.

Notes
256.

“ Déclarer son nom ”, La Parole en archipel, O. C., p. 401.

257.

Sur l’importance de cette image d’enchâssement et le rapport de “ Déclarer son Nom ” avec le poème “ Eaux-mères ”, voir Eric Marty, op. cit., pp. 31-34.

258.

“ La Sorgue ” est un nom propre spécial, qui est prédéterminé par l’article défini. Cet article apparaît devant les noms géographiques qui ne sont pas liés à l’énonciation et sont par conséquent très stables référentiellement, ce qui leur confère un “ statut ontologique ” fort : ce sont des référents “ dont l’unicité est posée, et garantie indépendamment de toute variation des univers de croyance ” (Marie-Noëlle Gary-Prieur, op. cit., p. 229). Ce sont les seuls véritables noms propres, ce que nous avons vérifié avec “ La Balandrane ”. Grammaticalement donc, et en dehors de tout contenu narratif, “ La Sorgue ” est la formulation qui fixe le mieux l’identité de l’enfant car elle est l’appellation qui garantit le plus de stabilité.

259.

Marie-Noëlle Gary-Prieur, op. cit., p. 229.

260.

Georges Kleiber, “ Sur les noms abstraits ”, Nominales. Essais de Sémantique référentielle, 1994, p. 51.