a/ La situation

Ce poème s’inscrit dans une circonstance précise, celle du départ de Martin Heidegger 263 dont les initiales forment le titre. En exergue apparaît une date précise, le “ 11 septembre 1966 ”. Précédé de ces indices référentiels très nets, ce poème peut être lu comme l’évocation d’une journée, la vision de faits qui se sont déroulés ce jour-là : l’automne fait tomber les feuilles si rapidement que le jardinier ne va pas assez vite pour les ramasser. L’article défini d’ “ automne ”, “ râteau ” et “ jardinier ” actualise des référents uniques, bien réels. Mais cette lecture particularisante est mise en doute par deux éléments. A cette date de l’année tout d’abord, les feuilles ne tombent pas encore. Char anticipe donc sur l’automne, ce qui en fait une image, une saison symbolique plus que réelle au moment de l’énonciation. Ensuite, le procès de l’automne dans la première phrase contredit celui de la seconde phrase : “ l’automne va plus vite ” et “ l’automne ne se précipite pas ”. La seconde phrase semble en effet en contradiction avec l’image d’une saison symbolique. Elle exprime la persistance du soleil estival, qui maintient l’existence des ombres tandis que le soleil affaibli de l’automne les rendrait moins nettes. La saison symbolique maintenue malgré la progression temporelle est l’été, avec sa luminosité intense, image peut-être des rencontres tout aussi intenses avec Martin Heidegger à l’occasion des séminaires du Thor, image de la Grèce antique dont il a été question au cours de ces séminaires.

L’article défini, qui sert apparemment à désigner une situation bien réelle, a sans doute une portée plus généralisante que véritablement référentielle. La date concernerait l’énonciation plus que l’énoncé qui, en dehors de toute datation, pourrait prendre une valeur générale. En tout cas, l’ambiguïté du rapport entre la date donnée et les faits relatés maintient l’indécision et favorise la persistance d’une ambiguïté que l’article défini présente en lui-même : ce n’est jamais le contexte qui détermine la valeur individuelle ou générale de le , c’est la situation 264 . Elle présente une date, mais sa position en exergue en fait une information troublante. Si on considère cette date comme faisant partie du poème comme énoncé, c’est une circonstance limitatrice qui fait de LE un spécifique. Si on en fait un élément de paratexte datant l’énonciation, il n’y a pas de circonstances restreignant l’extensité des noms, et le détermine une lecture généralisante. Les circonstances limitatrices demeurant ambiguës, les lectures particulière et générale coexistent : la lecture particulière d’une scène, concomitante à l’acte d’énonciation marqué par une date ; la lecture générale de l’image d’une saison mentale plus qu’effective 265 . Le poème est dans ce dernier cas le constat d’un départ, d’un automne chronologiquement anticipé en quelque sorte. Mais persiste affectivement, dans le “ cœur ”, le souvenir de moments lumineux, d’un été de la nature et de la pensée. En léger décalage par rapport à la chronologie naturelle des saisons, René Char ne fait qu’ébaucher l’été et surtout l’automne comme réalités sensibles, car ce léger contretemps, retard de l’été et précocité de l’automne, leur donne une dimension symbolique. Deux phrases concentrent la poétique charienne, celle des contraires et de leur juxtaposition elliptique. Elles suffisent surtout à réaliser le passage du sensible, au deux sens du terme — celui qui concerne la perception et celui qui décrit l’affectivité — à l’intelligible : c’est bien encore la “ matière-émotion ” qui suscite le poème.

Seule une situation nettement particulière ferait de le l’instrument d’une particularisation. L’effacement ou l’ambiguïté d’une telle situation autorise donc le plus souvent les deux lectures de l’article défini. Si le lecteur achoppe sur l’identification d’un référent particulier, c’est peut-être que ce référent, tel qu’il est désigné par le poème, n’est pas aussi spécifique qu’on pourrait le croire. La connaissance précise d’un référent équivaut à la réduction de l’extensité à une seule entité. Or, l’impossibilité de préciser ce référent fait que l’extensité n’est pas réduite à un objet unique et qu’elle varie entre ce possible objet unique et la classe tout entière à laquelle appartient cet objet, ce qui place la saisie de l’entité dans cet intervalle entre le particulier et le général. Le rapport au monde que le poème suscite se définit donc comme une tension entre une interprétation particulière et une interprétation générale 266 . Le poème extrait le référent de la réalité et le met sur la voie de l’expression générale, mais il reste tendu entre l’événement, l’expérience singulière, et l’abstraction généralisante qui, dans l’œuvre de René Char, est une forme de synthèse poétique de la réalité.

Notes
263.

D’après les variantes, le manuscrit porte l’indication suivante : “ Pour le départ de Martin Heidegger, le 11 septembre 1966 ”.

264.

“ LE N ne peut cesser de désigner l’espèce N que si le contexte d’usage [= la situation] a isolé un N particulier, et LE N désignera nécessairement ce N. Autrement dit, une interprétation non générique de LE N est une interprétation dans laquelle le contexte d’usage détermine quel N particulier est désigné par le groupe nominal ” (Francis Corblin, op. cit., p. 99). L’interprétation spécifique de le dépend donc de la situation, qui doit la susciter. Le, en raison de sa tension généralisante, est naturellement générique.

265.

On se souvient de l’ “ hivernage de la pensée ”, durant cette saison froide qu’est l’expérience d’un amour perdu dans la “ Lettera amorosa ”.

266.

Nous ne pouvons identifier une extensité unique, sans devoir pour autant nous en tenir à un emploi strictement intensionnel puisque ces entités sont bien actualisées. René Char tend à abstraire les termes mais ils conservent une valeur référentielle qui est comme une référence absolue.