V. Conclusion : l’évidence sensible est une évidence ontologique

L’actualisation des noms dans la poésie de René Char se démarque des modes de référence traditionnels du groupe nominal. Quand on dit que le syntagme nominal peut avoir la même valeur référentielle qu’un nom propre, c’est lorsque le nom est actualisé par l’article défini. Mais, dans le poème charien, si l’emploi du nom propre reflète une perte de notoriété, avec le nom commun actualisé par l’article défini c’est la perte de l’unicité qui est en jeu, à travers la perte d’un référent particulier. Cet article tend en effet à prendre une valeur généralisante. Il présente donc l’avantage de pouvoir jouer sur les deux pôles de sa tension, associant souvent une valeur particularisante et une valeur généralisante, qu’il superpose plus ou moins en l’absence de toute identification d’une situation précise. La référence particulière restant souvent introuvable, elle devient générale par défaut. La notoriété apparente, vide d’un contenu spécifique d’autant plus illisible qu’il passe souvent à travers le prisme de l’image, suscite une lecture plus large de la référence. Cette valeur de l’article défini singulier s’appuie bien évidemment sur la présence d’autres éléments grammaticaux tels que le temps des verbes, l’aspect, la modalisation et l’énonciation. L’énoncé tend alors à se détacher des circonstances spatio-temporelles, il devient absolu et le sens “ flotte ” au-delà de l’événement. L’univers évoqué reste réel mais il perd sa référence spécifique et s’ouvre à une référence généralisante.

Mais l’évidence qui fonde une lecture généralisante reste d’ordre sensible. La lecture particulière demeure à travers la sensation maintenue d’une présence perceptive et affective au monde, qui est moins représenté que présenté. La visée généralisante est donc toujours en tension avec l’appréhension sensible de la réalité. L’accès au “ grand réel ” se fonde sur l’expérience : si elle “ a nom vérité ”, il s’agit bien d’une “ sensation de l’évidence ” 271 . C’est proprement l’émotion 272 du réel que le langage poétique charien restitue. Le paradoxe n’est ainsi qu’apparent d’un discours concrétisant qui emprunte des formes du discours généralisant. La tension charienne ne repose pas sur le heurt entre un vocabulaire abstrait et un vocabulaire concret. Les contraires créateurs de l’étincelle qui fait la dynamique de cette poésie sont moins des contraires au sens linguistique d’incompatibles que des forces différentes dont l’action concomitante fait toute l’originalité de l’expression de la réalité : des faits de style concrétisants unis à des faits de style généralisants mènent le lecteur de la sensation du monde perçu à l’émotion qu’elle suscite et que René Char propose comme vérité. L’évidence sensible est une évidence ontologique.

Nous préférons ainsi aux termes connaissance et notoriété celui d’évidence qui reflète la nature même de la vérité charienne : elle est issue d’une présence directe et sensible au monde. En tant que vérité d’expérience, la vérité charienne ne se manifeste jamais comme un principe purement intellectuel. L’article défini ne traduit donc pas une présupposition de connaissance mais la dynamique de l’expérience. Si les déterminants du nom ne permettent pas de définir une entité, c’est-à-dire de la connaître dans son essence, et ne peuvent que la déterminer, c’est-à-dire permettre de la connaître dans son identité, il semble que l’emploi de l’article défini singulier dans la poésie de René Char reflète toutefois la possibilité d’une saisie de l’essence. Il représente l’une des plus sûres voies d’accès à la vision de l’être des choses. Il y a d’ailleurs une certaine logique à vouloir présenter comme connu ce que l’on extrait de l’accidentel pour le mettre sur la voie de l’essentiel — sur la voie seulement —, et l’inconnu devient ainsi connaissable : l’évidence est posée, et susceptible d’être partagée. L’idée d’une “ communication poétique ” 273 prend alors tout son sens.

Notes
271.

“ La liberté passe en trombe ”, Recherche de la base et du sommet, O. C., p. 650.

272.

L’émotion “ est le versant affectif de cette relation au monde qui [...] semble constitutive de l’expérience poétique. [...] elle échappe à la représentation, et ne peut prendre forme qu’en investissant une matière, qui est la fois celle du corps, celle du monde et celle des mots. [...] L’émotion n’est pas l’état intérieur d’une belle âme ; elle ne prend corps qu’à travers la substance des choses et des mots ” (Michel Collot, La Matière-émotion, 1997, pp. 2-3, passim).

273.

En référence au titre du livre de Georges Mounin, La Communication poétique, 1969.