Chapitre 3
Un lyrisme transpersonnel

Le dessein de la poésie étant de nous rendre souverain en nous impersonnalisant, nous touchons, grâce au poème, à la plénitude de ce qui n’était qu’esquissé ou déformé par les vantardises de l’individu. 274

Il n’y a pas de réalité objective à l’origine du poème mais, comme nous l’avons vu, un regard, et donc une individualité. Le poème fait apparaître un point de vue particulier sur la réalité : si “ toute expérience poétique engage au moins [...] un sujet, un monde, un langage ” 275 , c’est le sujet qui met en rapport les deux autres. Cependant, dans cette triade constitutive de toute poétique moderne, lorsque le sujet représente le monde par le langage, il se représente aussi lui-même, et les formes que prennent sa représentation sont un indice du rapport au monde qu’il institue. On ne peut parler d’un objet en lui-même, indépendamment du regard qui l’appréhende. Les formes grammaticales de la personne que sont les pronoms reflètent ainsi une part de l’originalité de la référence.

Faisant une large place à l’expression du sujet, la poésie de René Char est souvent qualifiée de lyrique. Mais ce n’est pas cette évaluation quantitative qui la fait relever du lyrisme, dont le sens commun fait un usage galvaudé : “ Comme bien des termes utilisés pour décrire un objet littéraire, le mot de “lyrisme” semble aller de soi, désigner avec évidence un genre de poésie attaché à “exprimer des sentiments intimes au moyen de rythmes et d’images propres à communiquer au lecteur l’émotion du poète”, pour emprunter cette définition standard au dictionnaire Robert ” 276 . La nécessaire redéfinition du lyrisme a pour corollaire la disparition d’un paradoxe selon lequel le lyrisme serait incompatible avec une expression de la réalité : en effet comment “ maintenir envers et contre tous à la fois la définition traditionnelle de la poésie lyrique comme expression du sentiment, et sa qualité représentative ? [...] Aussi, traditionnellement, la poésie lyrique est-elle définie par l’“expression” plutôt que par la représentation. Car l’expression renvoie à la subjectivité de l’“auteur”, dont la poésie est censée révéler les sentiments intimes, tandis que la représentation renvoie au monde “extérieur” de la réalité “objective” que la raison peut déchiffrer. Ces catégories de l’expression et de la représentation, de la subjectivité et de l’objectivité, de l’intériorité et de l’extériorité, gouvernent encore largement notre conception du poétique ”. 277 Le paradoxe évoqué ne tient qu’aussi longtemps que le lyrisme se réduit à un épanchement subjectif. Dégager le lyrisme de l’expression de la pure subjectivité, et même souvent de celle d’une sentimentalité exacerbée, c’est l’ouvrir à un sentiment du monde, à une véritable “ habitation lyrique du monde ” 278 . Depuis la modernité, le lyrisme, qui est moins un genre qu’une voix, est une forme énonciative complexe, dénuée de stabilité. Le sujet lyrique n’est pas une entité préexistant au poème et qui ne ferait que la représenter : elle se constitue dans le poème, au cours de son développement et en rapport avec lui 279 . Surtout, elle s’avère moins intime et moins individuelle qu’il n’y paraît.

L’expression de la subjectivité à laquelle on associe le lyrisme est problématique. Le rapport à la personne de l’auteur n’est pas un rapport de vérité. Le sujet réel ne fait qu’informer le sujet du poème qu’est le sujet lyrique. Le premier a une expérience liée au monde, de l’ordre du perçu et du ressenti, tandis que le second, nourri de l’expérience du premier, se crée aussi dans le texte et reste donc en partie indéterminé, variable, constitué d’une part qu’on ne peut circonscrire. Ce n’est pas la biographie de l’auteur qui compte, mais ce qui, de sa biographie, de son expérience perçue et ressentie, est transmissible dans le poème. L’identité du sujet lyrique n’a qu’un rapport d’imprégnation avec celle de la personne du poète.

Quant à son individualité, elle se manifeste de façon tout aussi problématique mais plus visible dans le poème : sa représentation grammaticale ne se limite pas au seul pronom de première personne du singulier, et tend à emprunter des formes non seulement variées, mais variables dans la progression d’un même poème. L’énonciation déborde le seul pronom sujet pour s’inclure dans un nous collectif, mais aussi dans un tu à valeur réflexive, ou dans un on qui est la brèche par laquelle s’établit une énonciation impersonnelle. Le sujet, particulièrement polymorphe, semble impliquer dans sa représentation plus de personnes que la sienne seule, jusqu’à s’impersonnaliser, selon un apparent paradoxe qui se résout à l’horizon éthique de la poésie charienne.

Notes
274.

“ Le Rempart de brindilles ”, La Parole en archipel, O. C., p. 359.

275.

Michel Collot, La Poésie moderne et la structure d’horizon, 1989, p. 5.

276.

Dominique Rabaté, “ Présentation ”, Figures du sujet lyrique, 1996, p. 5.

277.

Dominique Combe, Poésie et récit, 1989, p. 170.

278.

Jean-Claude Pinson, Habiter en poète, 1995, p. 17. L’idée d’une habitation poétique du monde vient d’Hölderlin, commenté par Heidegger : “ Pour Heidegger, toute existence, avant que d’être éventuellement intellection d’une objectivité, est appartenance “pathique” au monde : en tant qu’habitant du monde et non simple sujet, le Dasein est au monde, originairement, selon telle ou telle “humeur” ou “ambiance” (Stimmung). Cette existence “pathique”, d’autre part, “déteint” sur cet autre “existential” qu’est le langage. En d’autres termes, habiter la langue, c’est toujours parler selon telle ou telle “tonalité affective”. Toute parole, en tant qu’on la saisit comme indissociable d’une existence, est nimbée d’une tonalité. S’exprimant, le Dasein n’extériorise pas d’abord un prétendu “état intérieur” ; il fait entendre, en même temps qu’il communique un message, la modalité fluente d’un être-au-monde “affecté”, l’onde d’une existence “pathique” ” (Ibid., p. 73).

279.

“ Si le “je” de l’énonciation est bien la source de l’énoncé, ce à quoi l’énoncé réfère comme sa source, il ne faut pas se laisser leurrer par cette métaphore originaire. Le “je” de l’énonciation est, tout autant, produit par l’énoncé qui en porte la trace. Par un paradoxe qui est consubstantiel à ce qui nous intéresse dans la littérature : c’est-à-dire le statut problématique d’une énonciation textuelle, le “je” de l’énonciation est dans un rapport mouvant avec le “je” de l’énoncé, à la fois but et source, effet et cause. Cette tension, qui ne se résout pas en une dialectique, fait ainsi porter l’accent sur l’instabilité de ce sujet : le sujet lyrique en question, c’est-à-dire ce sujet comme question, comme inquiétude, comme force de déplacement ” (Dominique Rabaté, “ Enonciation poétique, énonciation lyrique ”, Figures du sujet lyrique, 1996, p. 66).