A. L’expression du sujet et son dépassement : les “ adhérences biographiques ” 281

Si la poésie de René Char est qualifiée de lyrique, elle le doit sans aucun doute à la forte présence du pronom de première personne du singulier, dont on pense souvent pouvoir gager l’emploi sur la personne réelle de l’écrivain. Certaines occurrences peuvent être rattachées à une parole intime, celle de l’auteur lui-même, inscrit dans un espace-temps qui est aussi celui de l’Histoire.

“ Le Deuil des Névons ” présente des éléments biographiques de façon transparente :

‘Un pas de jeune fille
A caressé l’allée,
A traversé la grille.

Dans le parc des Névons
Les sauterelles dorment.
Gelée blanche et grêlons
Introduisent l’automne.

C’est le vent qui décide
Si les feuilles seront
A terre avant les nids ;



Vite ! Le souvenir néglige
Qui lui posa ce front,
Ce large coup d’œil, cette verse,
Balancement de méduse
Au-dessus du temps profond.

Il est l’égal des verveines,
Chaque été coupées ras,
Le temps où la terre sème.



La fenêtre et le parc,
Le platane et le toit
Lançaient charges d’abeilles,
Du pollen au rayon,
De l’essaim à la fleur.

Un libre oiseau voilier,
Planant pour se nourrir,
Proférait des paroles
Comme un hardi marin.

Quand le lit se fermait
Sur tout mon corps fourbu,
De beaux yeux s’en allaient
De l’ouvrage vers moi.

L’aiguille scintillait ;
Et je sentais le fil
Dans le trésor des doigts
Qui brodaient la baptiste.

Ah ! lointain est cet âge.
Que d’années à grandir,
Sans père pour mon bras !

Tous ses dons répandus,
La rivière chérie
Subvenait aux besoins.
Peupliers et guitares
Ressuscitaient au soir
Pour fêter ce prodige
Où le ciel n’avait part.

Un faucheur de prairie
S’élevant, se voûtant,
Piquait les hirondelles,
Sans fin silencieux.

Sa quille retenue
Au limon de l’îlot,
Une barque était morte.

L’heure entre classe et nuit,
La ronce les serrant,
Des garnements confus
Couraient, cruels et sourds.
La brume les sautait,
De glace et maternelle.
Sur le bambou des jungles
Ils s’étaient modelés,
Chers roseaux voltigeants !



Le jardinier invalide sourit
Au souvenir de ses outils perdus.
Au bois mort qui se multiplie.



Le bien qu’on se partage,
Volonté d’un défunt,
A broyé et détruit
La pelouse et les arbres,
La paresse endormie,
L’espace ténébreux
De mon parc des Névons.

Puisqu’il faut renoncer
A ce qu’on ne peut retenir,
Qui devient autre chose
Contre ou avec le cœur, —
L’oublier rondement,

Puis battre les buissons
Pour chercher sans trouver
Ce qui doit nous guérir
De nos maux inconnus
Que nous portons partout. 282

Le nom propre “ les Névons ” désigne la propriété familiale à L’Isle-sur-Sorgue ; le personnage féminin “à la couture”, comme dans une scène de genre, est sa sœur aînée ; le père absent, le père de Char mort en 1916, alors que le poète n’est qu’un enfant. Le souvenir, dans ce qu’il a de plus intime, n’émerger que mis à distance dans le passé, protégé au centre du poème et préparé par les deux premières séquences où le pronom de première personne est absent. Faire apparaître un je sincère suppose des précautions. Les formes de l’énonciation sont ainsi nettement liées à la temporalité : le sujet, lorsqu’il apparaît à travers le pronom personnel de première personne du singulier, ou à travers le déterminant possessif, renvoie à un sujet du passé. Il est donc mis à distance temporelle de l’énonciation, décalé par rapport au poète écrivant, comme si ce “ je ” intime ne pouvait renvoyer à celui qui écrit. Trop personnelle pour être formulée d’emblée, l’histoire du sujet a besoin d’être amenée progressivement jusqu’à l’écrin central de paragraphes successifs, et mis à distance dans le passé lointain et coupé de l’énonciation des temps du récit.

Le poème n’est pas l’expression d’une personne réelle, il l’est seulement d’un sujet qui emprunte indéniablement à la biographie de l’auteur, mais avec toute la circonspection qu’impose une si rare confession 283 . Ce sujet l’habite comme lié à une circonstance à partir de laquelle se produit le poème. Mais, plus ou moins rapidement, la poésie dépasse le sujet, le “dessaisit” 284 en quelque sorte de son histoire pour en tirer une vérité. La circonstance à laquelle a pris part René Char recèle une valeur générale que la cinquième et dernière séquence du poème déploie. Une première strophe lie “ on ” et “ mon ” dans une même proposition : le premier reflète sans doute la pudeur de l’emploi des noms familiaux, dont les porteurs sont pris dans un processus d’héritage au cours duquel René Char entra en désaccord avec son frère et l’une de ses sœurs. La seconde strophe extrait complètement la circonstance de l’histoire personnelle : la tournure impersonnelle “ il faut ”, l’indéfini “ on ”, l’infinitif “ oublier ”, à valeur d’exhortation et qui est une forme grammaticale non personnelle, concourent à désamorcer la dimension affective. Mais cette seconde strophe constitue bien un principe à appliquer, une loi de survie en quelque sorte, dont la dernière strophe montre la difficile application réelle : une blessure demeure, celle d’un manque irrémédiable que l’oubli ne peut précisément effacer, même si sa nécessité est soulignée par une rupture que marque le tiret. Ce ne sont plus les formes impersonnelles qui clôturent le poème, mais le “ nous ” : il correspond certes à une extension collective mais, impliquant le “ je ”, il fait resurgir in extremis l’affectivité de ce dernier. La parole, intime, s’est impersonnalisée pour retrouver, finalement, un certain degré d’implication personnelle.

L’universalisation reste donc progressive et jamais achevée. Potentiellement contenue dans le sujet lyrique, elle se réalise parfois grammaticalement en partie ou totalement : la collectivité est exprimée par le pronom “ nous ”, et la totalité par le pronom “ on ” ou d'autres marques de troisième personne. Le sujet lyrique est marqué par une “ double visée, d’un côté vers le plus intime (avec ses adhérences biographiques), de l’autre vers l’universel (le poète s’attribuant la mission d’être la voix de tous, et de tout) ” 285 . Or, postuler une pluralité d’alter ego, c’est postuler qu’une vérité valable pour moi est également valable pour les autres que moi qui ne sont que d’autres moi. La vérité du je s’ouvre alors à tous les autres, la dimension de vérité étant davantage perceptible dans une formulation universalisante. La valeur éthique de cette vérité repose cependant sur le sujet qui la fonde et qui en est comme une caution morale individuelle.

Dans “ Célébrer Giacometti ”, on trouve une semblable inscription éthique du sujet biographique qu’est René Char, dans une circonstance encore plus précise que celle du “ Deuil des Névons ” puisqu’elle est datée et présente des noms propres :

‘En cette fin d’après-midi d’avril 1964 le vieil aigle despote, le maréchal-ferrant agenouillé, sous le nuage de feu de ses invectives (son travail, c’est-à-dire lui-même, il ne cessa de le fouetter d’offenses), me découvrit, à même le dallage de son atelier, la figure de Caroline, son modèle, le visage peint sur toile de Caroline - après combien de coups de griffes, de blessures, d’hématomes ? - fruit de la passion entres tous les objets d’amour, victorieux du faux gigantisme des déchets additionnés de la mort, et aussi des parcelles lumineuses à peine séparées, de nous autres, ses témoins temporels. Hors de son alvéole de désir et de cruauté. Il se réfléchissait, ce beau visage sans antan qui allait tuer le sommeil, dans le miroir de notre regard, provisoire receveur universel pour tous les yeux futurs. 286

Les “ adhérences biographiques ” sont temporelles et amicales : la date initiale, l’ “ après-midi d’avril 1964 ”, relève de la chronologie absolue, tandis que le personnage du peintre est bien réel. Cependant un glissement important s’effectue dans le poème : on passe en effet d’éléments liés à une expérience individuelle, traduite par l’emploi du pronom “ me ”, à une première phase d’élargissement de l’extensité, avec l’apparition de la première personne du pluriel dans “ nous autres ” et “ notre regard ” et, finalement, à une extensité nettement générale avec la prise en compte d’une totalité dans “ tous les yeux futurs ”. Parallèlement à cette évolution de l’extensité, on observe un mouvement d’imprécision chronologique et de projection vers l’avenir ” : la date précise laisse place aux adjectifs “ temporels ” et “ provisoire ”, puis à l’adjectif “ futurs ”, projetant le poème dans un en-avant rimbaldien nécessaire selon René Char 287 . Ces deux mouvements concomitants se rejoignent dans la formule finale, “ notre regard, provisoire receveur universel pour tous les yeux futurs ”, où les caractérisants “ provisoire ” et “ universels ”, associés, condensent toute la démarche : la circonstance présente concentre une vérité qui sera valable pour tous et dans toutes les époques à venir.

La mention du sujet est bien liée à une expérience vécue, celle d’une visite à Giacometti. Mais la circonstance recèle une vérité qui la dépasse, celle de la beauté et de l’amour. Le poème montre exactement le passage de la réalité à son essence, à plusieurs niveaux d’ailleurs : un événement vécu dans un premier temps a donné lieu à une peinture, puis ce second événement, artistique, est repris par un poème, troisième événement et seconde transformation artistique. La vérité du modèle se reflète dans deux formes artistiques successives qui opèrent le passage de la réalité à son essence, le niveau essentiel, celui du réel, étant accessible au terme d’un glissement énonciatif et temporel parfaitement cohérent : le sujet est dépossédé de la circonstance parce que cette dernière renferme une vérité qui la dépasse. On retrouve la “ double visée ” du sujet, “ [...] le fait anecdotique de la biographie personnelle, inscrit dans le singulier, et la quintessence de l’expérience vécue ouverte sur l’universel. A ce niveau, la distinction d’un sujet lyrique ne semble nullement incompatible avec l’idée que la poésie a malgré tout affaire avec la vie, qu’elle puise dans le fonds autobiographique. [...] Peu importe donc que le “ Je ” des Amours soit effectivement de Ronsard, puisque la gamme des sentiments qui s’y déploient appartient à l’expérience vécue, comme possible de l’humain ” 288 . L’adjectif “ possible ” reprend l’en-avant explicite du poème qui, d’après Aristote, “ traite du possible et non pas du réel ”. Il s’agit donc bien d’une vérité universalisable et non d’une vérité universelle : si elle est susceptible d’être étendue à tout un chacun, elle reste ancrée dans la réalité d’un individu, le modèle Caroline. La nuance est capitale dans la mesure où elle montre que la visée est toujours double, et ne se réduit jamais à la seule impersonnalité, trop désincarnée.

La représentation du sujet par l’emploi du pronom je existe donc bien en partie : des poèmes sont clairement liés à la biographie de l’auteur. Mais la parole poétique n’est pas pour autant intime et individuelle. La circonstance qu’est l’expérience vécue constitue un point de départ. L’énoncé et l’énonciation s’extraient en fait sans cesse de l’histoire individuelle, abstraction souvent perceptible dans la progression même du poème.

Notes
281.

Yves Vadé, “ L’émergence du sujet lyrique à l’époque romantique ”, Figures du sujet lyrique, 1996, p. 16.

282.

“ Le Deuil des Névons ”, La Parole en archipel, O. C., pp. 389-391.

283.

“ Le propre de la poésie “lyrique” réside bien plutôt dans une énonciation foncièrement ambivalente. La référence du JE lyrique est un mixte indécidable d’autobiographie et de fiction. En d’autres termes, dans le poème lyrique, le pronom JE, certes dominant, réfère simultanément et indissociablement à une figure “réelle”, historique, biographique, du poète en tant que personne, et à une figure entièrement construite, fictive ” (Dominique Combe, op. cit., 1989, p. 162).

284.

“ La multiplicité des stratégies énonciatives, l’affirmation que le “je” lyrique parle au nom de tous, sa prétention à entendre et à répercuter la voix de l’univers, proclament une maîtrise de l’écriture qui est la compensation du dessaisissement de l’écrivain, de l’impossibilité à laquelle il se heurte de parler au plus près de soi, sans distorsion par rapport à l’expérience immédiate. Le sujet lyrique apparaît finalement comme la résultante des différentes postures d’énonciation assumées par le “je” du texte ” (Yves Vadé, op. cit., p. 36).

285.

Yves Vadé, loc. cit.

286.

“ Célébrer Giacometti ”, Le Nu perdu, O. C., p. 431.

287.

Voir “ Réponses interrogatives à une question de Martin Heidegger ”, Recherche de la base et du sommet, O. C., pp. 734-736.

288.

Dominique Combe, “ La référence dédoublée ”, Figures du sujet lyrique, 1996, p. 60.