1. Une extensité modifiée par variation pronominale : “ L’Inoffensif ”

L’élargissement de l’extensité se réalise grammaticalement dans l’actualisation de personnes différentes de la première personne du singulier. Sont cooccurrentes de je, dans de nombreux poèmes, toutes les autres personnes du système pronominal français, tu, il/elle, nous, vous et ils/elles. Le poème effectue alors un véritable trajet énonciatif, bien visible dans “ Célébrer Giacometti ” à travers la concomitance de glissements énonciatifs et temporels, glissements progressifs puisqu’ils passent par l’étape du collectif nous.

Mais on observe également cet élargissement dans des poèmes qui ne bénéficient pas d’une lisibilité biographique aussi grande. Dans “ L’Inoffensif ”, la situation n’a pas de rapport patent avec la biographie de René Char. Le texte, dans son énonciation et sa thématique, se présente en tout cas comme lyrique. La structure énonciative suit l’évolution que nous avons mise en évidence, même si elle est plus discrète, ce qui montre bien que c’est alors moins la dimension biographique du sujet comme contenu qui importe, que son statut individuel de départ, qui est la condition nécessaire d’un mouvement d’impersonnalisation.

‘Je pleure quand le soleil se couche parce qu’il te dérobe à ma vue et parce que je ne sais pas m’accorder avec ses rivaux nocturnes. Bien qu’il soit au bas et maintenant sans fièvre, impossible d’aller contre son déclin, de suspendre son effeuillaison, d’arracher quelque envie encore à sa lueur moribonde. Son départ te fond dans son obscurité comme le limon du lit se délaye dans l’eau du torrent par-delà l’éboulis des berges détruites. Dureté et mollesse au ressort différent ont alors des effets semblables. Je cesse de recevoir l’hymne de ta parole ; soudain tu n’apparais plus entière à mon côté ; ce n’est pas le fuseau nerveux de ton poignet que tient ma main mais la branche creuse d’un quelconque arbre mort et déjà débité. On ne met plus un nom à rien, qu’au frisson. Il fait nuit. Les artifices qui s’allument me trouvent aveugle.
Je n’ai pleuré en vérité qu’une seule fois. Le soleil en disparaissant avait coupé ton visage. Ta tête avait roulé dans la fosse du ciel et je ne croyais plus au lendemain.
Lequel est l’homme du matin et lequel celui des ténèbres ? 289

Notes
289.

“ L’Inoffensif ”, La Parole en archipel, O. C., p. 362.