b/ Le lyrisme comme sortie de soi

L’événement, ressenti individuellement, a des répercussions : il suscite une tentative d’opposition comme si, par réaction, le poète cherchait à se décharger d’une part de son émotion en agissant sur le monde : “ Bien qu’il soit au bas et maintenant sans fièvre, impossible d’aller contre son déclin, de suspendre son effeuillaison, d’arracher quelque envie encore à sa lueur moribonde ”. Mais la volonté d’inverser ou de ralentir le processus de disparition est un échec.

Face à cette impossibilité, c’est alors le monde lui-même qui prend en charge l’émotion de l’individu. Il y a un transfert de l’émotion ressentie par un individu, dans une situation humaine, à celle qu’il éprouverait à la perception d’un événement naturel : “ Son départ te fond dans son obscurité comme le limon du lit se délaye dans l’obscurité par-delà l’éboulis des berges détruites ”. La comparaison établit un rapport entre l’effet de la disparition et celui d’un bouleversement écologique. L’émotion d’une détresse personnelle est ainsi mise sur le même plan que celle qui serait suscitée par un désastre naturel. Après la comparaison, qui fait appel à un équivalent du monde selon un rapport de ressemblance affective sans pour autant l’actualiser dans la circonstance, l’émotion est nettement déplacée sur le monde, par un glissement dans le décor, de l’être aimé à un objet : “ ce n’est pas le fuseau nerveux de ton poignet que tient ma main mais la branche creuse d’un quelconque arbre mort et déjà débité ”. Il s’agit d’une transformation fantastique du poignet en branche morte et désolidarisée du tronc. On voit bien que la mort de la femme est transférée sur le paysage, et directement assimilée à la mort d’un élément naturel, selon le processus fantastique de la simple substitution. L’équivalence n’est plus de l’ordre de la ressemblance, mais bien de l’identification.

La disparition de la lumière, progressive jusqu’à la fin du poème, accompagne la disparition de l’être aimé. On peut voir une corrélation entre la douleur des deux pertes, à tel point que, même si la lumière naturelle est remplacée par une lumière artificielle, cette dernière ne permet pas de voir : “ Il fait nuit. Les artifices qui s’allument me trouvent aveugles ”. Ce n’est donc pas la clarté en elle-même qui est importante pour le poète, mais celle qui permettait de voir un être précis, la lumière sur laquelle se détachait le corps de sa compagne. La douleur de la perte de la lumière est indissociablement liée à celle de la femme, car elle était le fond, l’horizon sur lequel l’amante se détachait ; elle en constituait ainsi l’élément complémentaire. L’émotion est d’autant plus forte que l’événement d’un coucher de soleil est une sorte de répétition générale, même si elle est quotidienne, de la fin du monde : elle en reste l’image traditionnelle, celle de l’acmé d’une beauté aussi tragiquement promise à sa perte que la femme aimée. L’émotion apparaît enfin dans le renversement opéré dans la perception des directions, celles du haut et du bas : “ la fosse du ciel ” est le dernier avatar des bouleversements lisibles dans le paysage. L’attraction terrestre est comme inversée puisque les corps tombent dans le ciel, du moins la perception est donnée comme telle. La scène prend une dimension d’apocalypse où la disparition d’un être n’est que le retentissement intime, à l’échelle d’un individu, d’une disparition qui se produit également à l’échelle de l’univers.

Le monde, à travers le décor de la scène, se charge de l’émotion du sujet : le lyrisme n’est plus l’expression d’un individu, mais elle se lit à l’échelle de l’univers. La constitution du sujet lyrique correspondrait donc moins à une intériorisation, ou du moins l’expression d’une intériorité que les clichés d’intimité malheureuse et de sentimentalité exaspérée ont perpétuée, qu’à une extériorisation au sens d’une “ sortie hors de soi ” 291 qui caractériserait notamment le sujet lyrique dans sa manifestation moderne. Une approche phénoménologique constitue alors une des façons les plus intéressantes de redéfinir la subjectivité lyrique dans son rapport au monde, en insistant sur l’intentionnalité de la conscience : la conscience est toujours conscience de quelque chose, et jamais uniquement conscience de soi. Elle n’a pas cette autonomie qui lui permettrait de se saisir elle-même et pour elle-même. Sa nécessaire intentionnalité fait que le sujet est inséparable des objets. Il n’est pas substance mais relation. La phénoménologie “ envisage le sujet non plus en termes de substance, d’intériorité et d’identité, mais dans sa relation constitutive à un dehors qui l’altère, notamment dans sa version existentielle, qui met l’accent sur son ek-istence, son être au monde et pour autrui ” 292 . La phénoménologie renouvelle alors le rapport du sujet au monde en permettant de “ penser ensemble ses appartenances au monde, à l’autre, au langage, non sur le mode de l’extériorité, mais comme un rapport d’inclusion réciproque ” 293 . Mais l’altérité à laquelle s’ouvre le sujet n’est pas uniquement celle du monde comme dans le paysage de “ L’Inoffensif ”, elle est aussi celle des autres individus.

Notes
291.

“ ll est des états d’âme si profondément enfouis dans l’intimité du sujet, qu’ils ne peuvent paradoxalement se révéler qu’en se projetant au-dehors [...] Mon hypothèse est qu’une telle sortie de soi n’est pas une simple exception, mais, pour la modernité du moins, la règle ” (Michel Collot, “ Le sujet lyrique hors de soi ”, Figures du sujet lyrique, 1996, p. 113).

292.

Ibid., p. 115.

293.

La suite explicite ce “ rapport d’inclusion réciproque ” : “ Sa vérité la plus intime, il ne peut donc la ressaisir par les voies de la réflexion et de l’introspection. C’est hors de lui qu’il peut la trouver. L’émotion lyrique ne fait peut-être que prolonger ou rejouer ce mouvement qui constamment porte et déporte le sujet vers son dehors, et à travers lequel seul il peut ek-sister et s’ex-primer. C’est seulement en sortant de soi, qu’il coïncide avec lui-même, non sur le mode de l’identité, mais sur celui de l’ipséité, qui n’exclut pas mais au contraire inclut l’altérité, comme l’a bien montré Ricoeur. Non pour se contempler dans le narcissisme du moi, mais pour s’accomplir soi-même comme un autre.[...] Dresser l’objet contre le sujet, le corps contre l’esprit, la lettre contre la signification, c’est manquer l’essentiel, et le plus difficile à penser, qui est leur implication réciproque. La poésie moderne nous impose de dépasser toutes ces dichotomies, pour tenter de comprendre comment le sujet lyrique ne peut se constituer que dans son rapport à l’objet, qui passe notamment par le corps et par les sens, mais qui fait sens et nous émeut à travers la matière du monde et des mots ” (Ibid., pp. 115-117 passim).