Avant même que d’autres pronoms ne soient introduits dans “ L’Inoffensif ”, l’énonciation est en fait déjà très ouverte. La discrétion dans l’identité de “ je ” et de “ tu ” rend possible, pour qui prend en charge l’énonciation de cette parole poétique, tout désir d’incarnation. Les formes esquissées restent suffisamment vides et indéfinies pour permettre à n’importe quel lecteur de s’y glisser. L’identification est en effet trop incertaine pour que la lecture puisse rester fidèle à la circonstance particulière qui est à l’origine du poème. L’extensité des deux pronoms s’ouvre ainsi à toute volonté d’investissement : tout couple potentiel peut s’incarner dans la situation d’interlocution proposée et investir les rôles de “ je ” et “ tu ”. L’énonciation poétique garantit toute volonté de répétition de la situation de l’énoncé, et en réalise même les meilleures conditions : le destinataire lyrique “ n’a pas de statut prescrit et identifiable de façon définitive. C’est pourquoi il ne peut qu’endosser le rôle du sujet lyrique afin d’expérimenter, sous une forme virtuelle, les fluctuations de son identité. Il s’agit moins [...] de s’approprier un contenu de conscience que de reprendre à son compte le discours de l’autre et les inflexions qui lui permettent de moduler ou de construire son expérience : usurpation d’une empreinte vocale ou voix en “prêt-à-porter”. Le discours lyrique parvient ainsi à déjouer la contradiction entre singularité et reproductibilité, mot qui me paraît préférable à celui d’universalité. Tout en présentant un sentiment ou un souvenir comme unique et inaliénable dans son contenu, il offre, sur le plan énonciatif, les règles paradoxales de sa réitérabilité. Sa loi est double, faisant tenir ensemble “je” et l’autre, narcissisme et pulsion communautaire, appropriation singularisante du code et partage de la parole. [...] Le lecteur est toujours, selon des degrés variables d’implication, destinataire ultime, mais aussi co-destinateur et sujet de l’énoncé en même temps que le sujet de l’énonciation ” 296 . Le lecteur, considéré au niveau énonciatif comme destinataire du poème, investit donc plus facilement l’énoncé par la première personne que par la seconde en prenant la place du locuteur plutôt que celle de l’allocutaire. La parole poétique se prête parfaitement à cette pratique du relais énonciatif. S’établit ainsi une sorte de “jeu de rôle” entre le sujet initial de l’énonciation et les sujets successifs de la lecture. Les formes “ on ”, “ lequel ” et “ homme ” qui apparaissent dans “ L’Inoffensif ” ne font ainsi qu’actualiser grammaticalement cette possibilité d’universalisation qui n’existait dans les deux premiers paragraphes qu’à l’état de virtualité, dans l’indétermination de l’extensité du pronom “ je ”. Ce possible élargissement du sujet singulier s’est toutefois réalisé dès le début du poème par la réitération de la situation d’énonciation effectuée par chaque lecteur, réitération qui est une voie de l’universalisation. L’universalité, envisagée comme une totalité, est atteinte de façon distributive par l’addition des lecteurs successifs qui la vérifient de façon en quelque sorte analytique. Mais cette totalité peut en outre être atteinte non par l’addition de tous les lecteurs effectifs, mais plus directement, quoique potentiellement, par la représentativité d’un seul.
Joëlle de Sermet, “ L’adresse lyrique ”, Figures du sujet lyrique, 1996, p. 95.