L’ouverture à l’autre se trouve souvent justifiée par l’existence d’une véritable situation de parole. La présence d’un interlocuteur est fréquente dans la poésie de René Char. Le je y est en effet rarement seul, souvent impliqué dans une relation d’interlocution. La conception du lyrisme qui découle de cette idée de la poésie ne correspond donc pas à la parole d’un je seul et souffrant, mais à une sortie de soi en direction aussi bien du monde que d’autrui, dans l’adresse ou le dialogue. Si l’ouverture au monde se manifeste dans un rapport pathique à la réalité, qui permet de décentrer l’affectivité du lyrisme, l’implication de l’autre autorise une reconsidération de la perception de la réalité, et de la référence : “ [...] la relation intersubjective est au fondement même de la structure d’horizon du champ perceptif [...] c’est l’altérité d’autrui qui garantit la distinction du sujet et de l’objet, l’existence d’un monde objectif ” 303 . La chose, dont je ne vois qu’un côté, peut être vue par autrui d’un autre côté, “ elle a sa place dans l’horizon d’une communauté de sujets, dont chacun peut avoir d’elle une expérience singulière ” 304 . Le rapport au monde implique nécessairement l’autre, en vertu d’une exigence de connaissance totale de l’objet perçu. Le sujet ne peut e, effet tout percevoir. Or, dans une perspective phénoménologique initiée par Husserl, c’est la relation intersubjective qui lui permet d’approfondir la perception, en complétant l’expérience du réel qu’il a individuellement, par l’expérience différente qu’en a l’autre. Les objets “ ne s’offrent jamais tout entiers à ma perception actuelle ; ils ne se réduisent pas à ce qu’ils me présentent. Ils possèdent une “autre face”, tournée vers autrui et simplement “apprésentée” en marge de mon champ perceptif. Si cet autre côté des choses n’est pas un pur néant, s’il compte pour moi, c’est qu’il y a un autre pour le voir ” 305 . Cet autre comble ainsi les vides de ma perception. L’invisible pour moi est visible pour autrui. L’inclusion d’autrui dans la perception du sujet représente donc une tentative pour circonscrire la part d’inconnu du réel. Le sujet a besoin de l’autre pour approcher l’essence de la réalité.
Michel Collot, La Poésie moderne et la structure d’horizon, 1989, pp. 83-84 passim.
Ibid., p. 84.
Ibid., p. 85.