2. Le lecteur

Si le lecteur, autre destinataire, peut entrer dans le poème par la voix du sujet, en prenant en charge son énoncé, et susciter ainsi une réitération garantissant la possibilité de l’universalisation des propos, il peut s’y glisser plus aisément, et en assurer tout autant l’universalisation, par la voix d’un allocutaire. Le poème, qui voit vérifié linguistiquement son statut de parole, est alors pleinement référentiel car le dialogue instauré a pour objet le monde auquel participent les deux interlocuteurs. Cependant la figure du lecteur charien auquel s’adresse directement le poète n’est jamais nette. “ Le Rempart de brindilles ” esquisse certes un portrait du lecteur :

‘[...] Qui sera ton lecteur ? Quelqu’un que ta spéculation arme mais que ta plume innocente. Cet oisif, sur ses coudes ? Ce criminel encore sans objet ? Prends garde, quand tu peux, aux mots que tu écris, malgré leur ferme distance. 310

Mais ce lecteur n’est pas interpellé. C’est le poète qui, désigné par le tu, est l’objet de l’adresse. Dans “ Pour renouer ”, l’ambiguïté demeure :

‘Si ce que je te montre et ce que je te donne te semblent moindres que ce que je te cache, ma balance est pauvre, ma glane est sans vertu. 311

La deuxième personne peut renvoyer au lecteur, mais peut-être également au poème, comme le laisse supposer le paragraphe suivant :

Tu es reposoir d’obscurité sur ma face trop offerte, poème. Ma splendeur et ma souffrance se sont glissées entre les deux.

L’universalisation ne semble pas passer par l’implication du lecteur qui entrerait dans le poème comme ferment de pluralisation, par la voie d’accès de la deuxième personne du singulier.

De façon apparemment complexe, le lecteur investit la parole poétique non pas au niveau de l’énonciation, comme destinataire poétique, mais au niveau de l’énoncé, comme homme appartenant au réel, partageant un même monde avec l’ensemble des autres êtres. Il n’est pas présent au niveau de l’interlocution dans sa fonction de lecteur, mais au plan de la délocution comme simple individu, fondu dans la masse anonyme de ses semblables. Jouissant d’un statut énonciatif spécial, il est pourtant exclus de l’énoncé où il ne peut apparaître que non identifié, en tant qu’il participe d’une humanité commune.

Notes
310.

“ Le Rempart de brindilles ”, La Parole en archipel, O. C., p. 362.

311.

“ Pour renouer ”, La Parole en archipel, O. C., p. 370.