1. Un destinataire “singulier” : la figure féminine

Dans la situation d’interlocution de certains poèmes, le je du poète est perçu comme masculin et s’adresse souvent à un tu féminin. C’est le cas dans “ L’Inoffensif ” 312 , où l’accord de “ entière ”, renvoyant à “ tu ”, en fait un féminin. Dans les poèmes de type érotique, comme “ La Chambre dans l’espace ” 313 ou “ Eros suspendu ”, le lexique, les images et certains accords suscitent une lecture similaire de la deuxième personne.

‘[...] Je te vis, la première et la seule, divine femelle dans les sphères bouleversées. Je déchirai ta robe d’infini, te ramenai nue sur mon sol [...]. 314

D’autres poèmes qui orientent la lecture dans ce sens, comme “ Le Noeud noir ”, précisent cependant l’identité de cet entité féminine : il s’agit nommément de la beauté, qui est un des avatars chariens de la poésie.

‘Je me redis, Beauté,
ce que je sais déjà,
[...]
Tu es mon amoureuse,
Je suis ton désirant. 315

Les mots beauté et poésie sont des féminins lexicalement, et plusieurs poèmes amoureux ne permettent pas de trancher quant à l’identification de la figure féminine qu’ils présentent 316 .

Ce tu féminin et individuel prend souvent, dans et par le poème, une interprétation généralisante. La “ Dédicace ” de la “ Lettera amorosa ” emploie la deuxième personne du singulier dans l’énoncé “ je te chéris ”, répété en début et en fin de paragraphe, ce qui lui donne une position encadrante par rapport à une phrase de type général :

‘Je te chéris. Tôt dépourvu serait l’ambitieux qui resterait incroyant en la femme, tel le frelon aux prises avec son habileté de moins en moins spacieuse. Je te chéris cependant que dérive la lourde pinasse de la mort. 317

Les trois phrases évoquent le même sujet, l’amour d’une femme. Mais les deux propositions extrêmes présentent des pronoms de l’interlocution dans une situation précise, intime, tandis que la phrase centrale exprime cette relation amoureuse de façon gnomique, sur le plan de la délocution, avec l’article défini singulier, le conditionnel et une comparaison de valeur générale. On retrouve l’idée d’une contagion possible de la valeur gnomique de l’énoncé central sur les deux énoncés extrêmes, qui inciterait à faire de “ je ” et de “ tu ” des emplois généralisants par figure. La lettre elle-même, dans ses paragraphes successifs, entrelace d’ailleurs constamment l’énonciation intime avec une énonciation généralisante, au sein d’un seul paragraphe ou entre des paragraphes successifs :

‘J’ai levé les yeux sur la fenêtre de ta chambre. As-tu tout emporté ? Ce n’est qu’un flocon qui fond sur ma paupière. Laide saison où l’on croit regretter, où l’on projette, alors qu’on s’aveulit. 318

Ce fragment débute sur une situation précise. Mais il glisse vers une extensité générale accompagnée d’une temporalité au présent à valeur gnomique. Ce glissement s’effectue également entre différents paragraphes, les uns ayant une énonciation individualisante,

‘Pourras-tu accepter contre toi un homme si haletant ?

tandis que d’autres sont totalement impersonnels :

Celui qui veille au sommet du plaisir est l’égal du soleil comme de la nuit. Celui qui veille n’a pas d’ailes, il ne poursuit pas.

L’extensité du pronom désignant l’allocutaire qu’est l’amante est l’objet d’un perpétuel déplacement : la seconde personne du singulier s’ancre dans l’événement précis d’une séparation, mais elle renvoie potentiellement à tout être humain impliqué dans une situation semblable. Sa singularité sans visage est celle du mystère souvent maintenu de son identité, mystère où l’amante et la poésie s’échangent les noms de l’amour et de la beauté, mystère qui maintient également la possibilité d’une universalisation.

Notes
312.

“ L’Inoffensif ”, La Parole en archipel, O. C., p. 362.

313.

“ La Chambre dans l’espace ”, La Parole en archipel, O. C., pp. 372-373.

314.

“ Eros suspendu ”, La Parole en archipel, O. C., p. 403.

315.

“ Le Noeud noir ”, Chants de la Balandrane, O. C., p. 565.

316.

L’indétermination est totale dans “ Ne viens pas trop tôt ” (La Nuit talismanique qui brillait dans son cercle, O. C., p. 556) où l’appellation érotique n’est pas transparente :

Ne viens pas trop tôt, amour, va encore ;
L’arbre n’a tremblé que sa vie ;
Les feuilles d’avril sont déchiquetées par le vent.

La terre apaise sa surface
Et referme ses gouffres.
Amour nu, te voici, fruit de l’ouragan !
Je rêvais de toi décousant l’écorce.

317.

“ Dédicace ”, La Parole en archipel, O. C., p. 341.

318.

“ Lettera amorosa ”, La Parole en archipel, O. C., p. 343.