1. Une progressive sortie de soi

L’emploi figuré de la deuxième personne du singulier est préparé par l’utilisation légitime du pronom tu, désignant le sujet, dans des dialogues ou plutôt des paroles dialoguées transcrites, le tu étant alors énoncé par un autre locuteur.

‘“ Scrute tes paupières ”, me disait ma mère, penchée sur mon avant-sommeil d’écolier. 321

La deuxième personne désigne le poète, dans une situation où il était un enfant, c’est-à-dire comme moi distancé dans un passé lointain où le sujet peut facilement se percevoir comme un autre.

Le dédoublement est également préparé par la présence d’un tu désignant des doubles de je. Il y a plusieurs figures du sujet qui sont une façon de sortir de soi, et de s’objectiver. C’est le loup de “ Marmonnement ” :

‘[...] Continue, va, nous durons ensemble ; et ensemble, bien que séparés, nous bondissons par-dessus le frisson de la suprême déception pour briser la glace des eaux vives et se reconnaître là. 322

C’est aussi l’oiseau dans “ Le Ramier ” 323 , son “ conscrit ”. Cette figure du double animal est confirmée par la “ Scène de Moustiers ” 324 , où le tu ne renvoie plus à l’animal, l’ours, mais au poète, qui se compare à l’ours. Le double animal est ainsi mis à distance comme image, et c’est bien le tu, désignant le locuteur, qui émerge.

C’est dans “ Eloquence d’Orion ” que la situation énonciative devient particulièrement intéressante, car le dédoublement est différent :

Tu te ronges d’appartenir à un peuple mangeur de chevaux, esprit et estomac mitoyens. Son bruit se perd dans les avoines rouges de l’événement dépouillé de son grain de pointe. Il te fut prêté de dire une fois à la belle, à la sourcilleuse distance les chants matinaux de la rébellion. Métal rallumé sans cesse de ton chagrin, ils me parvenaient humides d’inclémence et d’amour.
Et à présent si tu avais pouvoir de dire l’aromate de ton monde profond, tu rappellerais l’armoise. Appel au signe vaut défi. Tu t’établirais dans ta page, sur les bords d’un ruisseau, comme l’ambre gris sur le varech échoué ; puis, la nuit montée, tu t’éloignerais des habitants insatisfaits, pour un oubli servant d’étoile. Tu n’entendrais plus geindre tes souliers entrouverts. 325

La situation d’interlocution ne permet pas d’identifier d’emblée clairement je et tu. Contrairement à ce qu’on peut croire, je ne représente pas le poète tandis que tu représenterait Orion, même si on peut penser que, Aromates chasseurs ayant pour héros Orion, dans la quatrième et dernière section de ce recueil le poète peut logiquement s’adresser à lui. Or il semble bien que ce soit plutôt Orion qui s’adresse au poète, alors qu’il en est l’un des doubles dans l’œuvre de René Char, ce que confirment certains indices dans le poème. La préposition de du titre construit un génitif subjectif : l’éloquence est produite par Orion. Ce dernier est le locuteur, et le poète est le destinataire du discours. Cette distribution des rôles est confortée par des allusions à la figure charienne du poète : les “ chants matinaux ” résonnent comme un écho au recueil Les Matinaux ; “ ta page ” semble bien être celle du poète ; enfin les “ souliers entrouverts ” sont ceux du poète-marcheur qu’était Rimbaud 326 et ceux peints par Van Gogh, deux artistes de l’univers charien. Pourtant Orion est simultanément le porte-parole du poète : s’il lui parle, c’est aussi à sa place qu’il parle.

Avant d’assumer totalement une seconde personne pour figurer la première, directement, le sujet passe par un tu désignant des doubles, de deux façons : soit le je est le poète s’adressant à un tu qui est son double ; soit le je est le double s’adressant au tu qui est le poète. Il y a encore deux êtres distincts. Le dédoublement, par lequel un je représentant le poète s’adresse à un tu figurant également le poète, n’est pas encore réalisé.

Notes
321.

“ Lettera amorosa ”, La Parole en archipel, O. C., p. 342.

322.

“ Marmonnement ”, La Parole en archipel, O. C., p. 369.

323.

Voir “ Le Ramier ”, Le Nu perdu, O. C., p. 448.

324.

Voir “ Scène de Moustiers ”, Chants de la Balandrane, O. C., p. 561.

325.

“ Eloquence d’Orion ”, Aromates chasseurs, O. C., p. 528.

326.

On retrouve le poète-marcheur de “ Ma Bohème ” (Arthur Rimbaud, Poésies. Une Saison en enfer. Illuminations, 1984, p. 57) :

[...] rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !