c/ Le sujet dédoublé

Dans cette situation lyrique de remémoration douloureuse, le sujet ne peut assumer l’exhibition d’une parole personnelle qui passerait par l’emploi brutal du pronom de première personne du singulier. L’énonciation se voit ainsi dédoublée : le sujet se scinde, et la part douloureuse en lui devient un allocutaire, l’autre de soi, à qui l’énonciateur s’adresse par l’intermédiaire d’un “ tu ” intime, à tonalité sans doute hypocoristique. De plus, l’emploi de ce pronom reflète la distance prise avec une part enfouie du sujet dans le passé, part qu’un dialogue de type psychanalytique tente de faire émerger. Les souvenirs sont “ comme ressaisis de l’extérieur par une voix off, le “je” se tenant à distance de ce qu’il fut comme d’un autre que lui-même ” 334 . La différence entre les deux premières personnes du singulier serait donc d’ordre temporel, le “ moi ” final renvoyant au sujet comme énonciateur tandis que le “ tu ” correspondrait au sujet comme contenu de l’énoncé passé. Ces emplois paraissent cependant plus complexes : “ Il semblerait en effet que la distance entre “je” et “tu” soit bien davantage celle qui s’immisce entre le discours lyrique et ce qui, de la circonstance biographique, demeure réfractaire à un calibrage par la forme pour rester hors champ ou hors cadre ” 335 . Ce dédoublement du sujet est la solution trouvée par le sujet lui-même pour constituer un espace de parole inédit, le seul qui puisse correspondre à cette parole des profondeurs : “ [...] le “tu” a toujours été un “je” en puissance, sans que pourtant le “je” puisse se reconnaître en lui [...] Et dans le même temps, le “tu” est le signe de l’indescriptible, l’inracontable expérience [...] Tout se passe alors comme s’il puisait sa source d’énonciation dans une instance placée à égale distance du “je” et du “tu” et dont les marques — c’est bien là tout le problème — n’apparaissent qu’en surimpression, indissociables de celles de la première personne [...] Instance qui, pour être adéquatement théorisée, nécessiterait quelque chose comme une quatrième personne du singulier. Ni première personne désignant la figure mythique, ou, fictive, d’un Poète à la parole souveraine, ni deuxième personne du moi biographique, mais moyen terme réfugié sur une mince ligne de crête, cette instance serait l’opérateur du passage de l’une à l’autre et pourrait se concevoir comme un inchoatif affectant les marques de la personne ” 336 .

Cette personne lyrique qui, faute de pouvoir être un “ je ” assumé car transparent, est un “ tu ” par défaut d’une forme pronominale qui, entre “ je ” et “ tu ”, conviendrait mieux à l’expression du sujet, remet en cause, par son absence même et surtout par l’emploi inédit des pronoms existants qu’elle impose comme palliatif, la valeur traditionnelle de ces pronoms dans le schéma de la communication : “ [...] “je” parle moins à “tu” qu’il ne parle de “tu” qui, lui, ne parle pas, ne peut parler. L’énallage de personne, figure consistant à utiliser les pronoms personnels avec une valeur déviante (dire “tu” ou “il” pour “je”) dépasse sa fonction de simple trope pour démarquer l’énonciation textuelle lyrique des phénomènes observés par Benveniste dans la communication effective orale ” 337 . Quand le système de la langue fait défaut, on recourt à son emploi figuré : l’énallage par laquelle la deuxième personne renvoie au sujet est la formulation la plus adéquate du sujet lyrique qui se constitue dans la parole poétique en même temps qu’il en est l’énonciateur. L’identité lyrique ne serait bien qu’une identité “ de seconde main ” 338 .

L’énonciation lyrique bouleverse donc l’emploi des pronoms, et ce bouleversement est d’autant plus fort que le lecteur, confronté à cet emploi lyrique nouveau d’un “ tu ” fantomatique, tend à le confondre avec l’emploi habituel du “ tu ” désignant l’allocutaire qui, lorsqu’il n’est pas identifié en contexte ou en situation, le désigne lui, lecteur. Ces emplois pronominaux, inhabituels par rapport au schéma grammatical traditionnel et souvent flous, ménagent en tout cas une ambiguïté qui constitue l’interstice par lequel le lecteur peut se glisser dans la situation d’énonciation, dans la peau de ce sujet dédoublé qui lui emprunte, pour s’exprimer, les mots qui le désignent habituellement. Si, dans l’écriture, l’énonciateur se scinde en un “ je ” et un “ tu ”, à la lecture, ce “ tu ” se diffracte à son tour en renvoyant aussi bien à l’énonciateur qu’au sujet qu’est le lecteur et, à travers tout lecteur relisant le poème, à une infinité de lecteurs possibles.

L’unité du sujet se reconstitue cependant à la fin de “ Rémanence ”, fin qui correspond à l’achèvement du travail de remémoration. Le dédoublement de la parole n’a plus lieu d’être, l’énonciateur coïncide à nouveau avec lui-même dans le pronom objet “ moi ” qui est de façon significative le dernier mot du poème : le sujet se présente alors comme réconcilié, car le temps possible de la parole de doute est révolu, avec la fin du poème qui en était l’espace.

L’emploi de la deuxième personne du singulier permet de mettre en évidence une spécificité charienne : le tu renvoie rarement au lecteur. Il n’est pas la voie privilégiée du processus de généralisation par l’entrée dans le poème de ce premier tiers qu’est le lecteur. L’universalisation passe rarement par l’implication du lecteur, l’autre étant plus souvent un autre soi ou une figure du monde.

Notes
334.

Joëlle de Sermet, op. cit., p. 88.

335.

Ibid, p. 89.

336.

Ibid, p. 90. Joëlle de Sermet définit ensuite cette instance “ qui, pour être adéquatement théorisée, nécessiterait quelque chose comme une quatrième personne du singulier. Ni première personne désignant la figure mythique, ou fictive, d’un Poète à la parole souveraine, ni deuxième personne d’un moi biographique, mais moyen terme réfugié sur une mince ligne de crête, cette instance serait l’opérateur du passage de l’une à l’autre et pourrait se concevoir comme un inchoatif affectant les marques de la personne ”.

337.

Ibid., p. 91-92. Le système pronominal traditionnel s’inverse : “ Le discours lyrique a pour particularité de mettre en question non seulement le statut du sujet mais, plus décisivement encore, la situation d’énonciation comme rapport explicite d’un “je” à un “tu”. Il se loge en effet dans un système d’énonciation original qui se définit moins par rapport au “je” de l’énonciation que relativement au “tu” de l’allocutaire, ce qui revient à nuancer, voire à inverser le schéma avancé par Benvéniste pour analyser le dialogue oral. Ce système repose sur une série de substitutions des marques de la personne, ménageant une instabilité généralisée des références déictiques. Le poème à la première personne convie en fait son lecteur à prendre place dans une véritable ronde des pronoms personnels dont l’ancrage est perpétuellement décalé ” (Ibid., p. 96).

338.

Jean-Michel Maulpoix, op. cit., p. 23.