A. Une communauté réduite ?

“ Qui appelle ? ” : à l’angoisse de cette question réitérée à la fin de “ Baudelaire mécontente Niezsche ” 339 , le poème “ Chacun appelle ” répond par ce titre même qui ne rétablit pas la communication puisque le pronom indéfini “ chacun ” insiste sur la solitude de l’appel qui semble devoir toujours demeurer sans réponse. Le vertige d’un discours qui reste à sens unique, d’une parole sans réciprocité, est celui d’une absence de communauté humaine, où la collectivité n’est qu’un ensemble d’êtres sans relations mutuelles. Le poème écarte toutefois le risque d’un appel sans réponse en précisant que “ chacun appelle ” n’est que le point de vue distributif d’un véritable dialogue au sein d’une relation privilégiée.

‘Le mistral d’avril provoque des souffrances comme nul autre aquilon. Il n’anéantit pas, il désole. Par larges couches, à la pousse des feuilles, la tendre apparition de la vie est froissée. Vent cruel, aumône de printemps. Le rossignol dont c’était le chant d’arrivée s’est tu. Tant de coups ont assommé la nuit ! Paix. Aussitôt la chouette s’envole des entrailles du mûrier noir. Pour les Mayas elle est dieu de la mort aux vertèbres apparentes ; près d’ici : ravisseuse de Minerve ; et à mes yeux, damo Machoto, l’alliée. Elle m’appelle, je l’écoute ; je la mande, elle m’entend. Parfois nous échangeons nos visages, mais nous savons nous reconnaître au rendez-vous sans musiciens, car nos caresses ne sont pas intéressées. Pauvres habitants des châteaux de dispute, voisins de l’oiseau mangeur de parole ! Nuit au corps sans arêtes, toi seule dois être encore innocentée. 340

Si le poème donne, dans le “ chacun ” du titre, une dimension distributive à la parole, c’est pour mieux en souligner la réciprocité. Le poème construit une communauté de parole en la représentant dans la forme du chiasme avant même de la signifier lexicalement : “ Elle m’appelle, je l’écoute ; je la mande, elle m’entend ”. La disposition croisée des pronoms reproduit l’échange verbal, elle fait de la succession de la réception et de l’émission un vrai dialogue : le pronom du sujet, maintenu au centre de l’énoncé, est le lieu même de l’articulation du dialogue puisque son rôle de récepteur est suivi de celui d’émetteur. Le chiasme, loin de mettre en relief une opposition, souligne la différenciation des rôles de la conversation et leur interversion. Echanger est d’ailleurs le verbe qui vient ensuite expliciter cette représentation syntaxique de la conversation, et le “ nous ” enfin formulé réunit les interlocuteurs dans un même pronom. Le risque de l’incommunicabilité s’est renversé pour devenir chance de l’échange réalisé. Le “ nous ” dévoilé n’est cependant pas anodin. La conversation n’assemble pas une collectivité disparate, mais des “ allié[s] ”, des êtres qui savent “ se reconnaître ” et qui n’entretiennent pas de relations “ intéressées ”. Ce dialogue permet donc de définir ce qu’est ce nous charien : c’est celui d’une communauté au sens fort. A contrario, la phrase suivante montre du doigt la fausse association des “ pauvres habitants des châteaux de dispute ”, et permet aussi d’inscrire une relation privilégiée particulière sur fond d’humanité, comme un idéal. Le nous, s’il s’inscrit dans une situation particulière, vise la généralité.

“ Le Noeud noir ”, à partir du nous réduit d’un couple, élargit encore plus nettement cette communauté.

‘Je me redis, Beauté,
Ce que je sais déjà,
Beauté mâchurée
D’excréments, de brisures,
Tu es mon amoureuse,
Je suis ton désirant.
Le pain que nous cuisons
Dans les nuits avenantes,
Tel un vieux roi s’avance
En ouvrant ses deux bras.

Allons de toutes parts,
Le rire dans nos mains,
Jamais isolément.
Corbeille aux coins tortus,
Nous offrons tes ressources.
Nous avons du marteau
La langue aventureuse.
Nous sommes des croyants
Pour chemins muletiers.

Moins la clarté se courbe,
Plus le roseau se troue
Sous les doigts pressentis. 341

La strophe finale, qui a des allures de maxime, passe sur le plan de la délocution. Sa formulation emprunte au proverbe, à son énonciation souvent impersonnelle et à sa tendance à l’image. La réussite poétique n’est plus signifiée par le couple identifié du poète et de la beauté mais par une image musicale dans laquelle l’agent reste inconnu : des doigts anonymes habiles tirent aisément parti d’un roseau pour en faire une flûte. L’emploi d’un “ nous ” identifiable permet de préciser la valeur de la collectivité : considérée comme une communauté et non comme un ensemble réuni par coïncidence, il est investi d’une exemplarité qui vient cautionner le passage du collectif à l’impersonnel. La présence concomitante du collectif et de l’impersonnel, aux limites mêmes de la grammaticalité, le rend clairement lisible dans l’aphorisme suivant :

‘Toucher de son ombre un fumier, tant notre flanc renferme de maux et notre cœur de pensées folles, se peut ; mais avoir en soi un sacré. 342

Linéairement, l’énoncé s’ouvre et se referme sur une énonciation impersonnelle, mais elle s’informe au centre de la phrase dans une expérience collective relatée par les possessifs. La structure argumentative de la phrase souligne d’ailleurs la progression du collectif à l’impersonnel qui n’est pas apparente : “ tant ” prépare, dans une proposition principale, une consécutive exprimée par l’impersonnel qui la précède syntaxiquement ici. L’énoncé bouleverse donc en apparence un ordre logique qui respecte bien le mouvement d’universalisation. Contrairement à l’ordre syntaxique, l’ordre logique va de l’expression collective à l’expression impersonnelle. L’ordre inverse existe cependant, même s’il reste marginal. La dimension généralisante du nous apparaît parfois d’emblée, quitte à gager in extremis l’énoncé sur une situation intime :

‘La faveur des étoiles est de nous inviter à parler, de nous montrer que nous ne sommes pas seuls, que l’aurore a un toit et mon feu tes deux mains. 343

Au sein d’une même phrase, c’est entre deux complétives juxtaposées que s’opère le passage du collectif au singulier, qui est aussi celui du concept qu’est l’absence de solitude à son expérience, celle de la chaleur humaine. C’est dans une ultime proposition coordonnée, dont la rapidité est due à l’ellipse du verbe, que le “ nous ” généralisant vient s’informer dans une situation particulière où il inclut les deux personnes de l’interlocution, soulignées par l’allitération en [œ] et par le rythme martelé de monosyllabes finals. Mais le pronom nous n’est pas toujours relayé par une formulation impersonnelle, et il peut lui-même prendre une extensité universelle.

Notes
339.

“ Baudelaire mécontente Nietzsche ”, La Nuit talismanique qui brillait dans son cercle, O. C., p. 496.

340.

“ Chacun appelle ”, La Nuit talismanique qui brillait dans son cercle, O. C., p. 499.

341.

“ Le Noeud noir ”, Chants de la Balandrane, O. C., p. 565.

342.

“ Les Compagnons dans le jardin ”, La Parole en archipel, O. C., p. 382.

343.

“ Ligne de foi ”, La Parole en archipel, O. C., p. 398.