L’ennemi le plus sournois est l’actualité. 346
Le titre paraît d’emblée paradoxal : il réunit en effet non seulement un élément de temps avec un nom de lieu, mais surtout le vocable “ éternité ”, qui signifie le temps le plus long, avec un toponyme qui, dans un complément de lieu, semble identifier une circonstance bien limitée, un fait ponctuel. En outre, il associe une idée générale, sous la forme d’un nom abstrait, avec un élément au fort pouvoir référentiel, la réalité la moins circonscrite temporellement rejoignant dans le titre une réalité très circonscrite spatialement. Un espace-temps se dessine qui constitue l’abscisse et l’ordonnée d’un événement, celui du décès d’un être cher. Camus n’est certes pas mort à Lourmarin, mais il y est enterré. Ce titre concentre la poétique charienne dans la mesure où il souligne que l’essence d’une chose est perceptible lors d’une circonstance particulière : l’idée d’éternité est saisie par le poète au cours d’une expérience vécue, celle de la mort d’un ami. Il relie l’expérience de ce qu’est l’éternité au lieu concret qui le symbolise, une tombe. Cet endroit est un segment de réalité qui participe de cette idée, qui en est habité. Si le titre s’avère éminemment emblématique de la poétique charienne, l’ensemble constitué par le sous-titre et le poème reprend le passage de la réalité à son essence. Le nom propre Albert Camus, présent comme une dédicace, un hommage, est à l’origine du poème : il résume la circonstance qui a donné lieu à l’écriture. A la fin du texte seulement apparaît le nom abstrait “ douleur ” vers lequel il a tout entier progressé, et qui est le résumé affectif des phénomènes évoqués dans les deux premiers paragraphes.
L’idée de poésie de circonstance, célèbre depuis Goethe, n’est pas à prendre dans son acception figée 347 , mais dans son sens littéral de poésie liée aux circonstances. La préposition de est sémantiquement pleine : elle signifie l’origine, l’extraction. Les circonstances désignent les fondations référentielles du poème. L’idée d’événement en restitue bien la survenue, si on ne retient pas l’effet de sens qu’il ajoute souvent, celui d’un fait lié à une situation extraordinaire. L’idée d’expérience vécue souligne quant à elle l’authenticité des faits éprouvés par un individu 348 . Si la circonstance est à l’origine du poème, elle n’implique pas cependant sa description, et une date comme “ avril 1964 ” dans “ Célébrer Giacometti ” est très rare : “ [...] le poème entretient une relation vitale avec la situation dont il est né ; et pourtant il ne reste le plus souvent dans le texte écrit aucune trace de cette circonstance à laquelle il ne cesse pourtant de se référer, et qui informe sa signification : “Le poème éclipse la présence dont il reçoit son propre liant”. Par cet effacement, la poésie suggère qu’il y a dans tout événement quelque chose qui échappe, un fond insondable qui empêche de le réduire à une réalité circonscrite et identifiable, et qui fait de lui un avènement, toujours énigmatique, du monde ”. 349 Ce ne sont pas les détails de la mort de Camus qui importent mais la façon dont sa mort est ressentie par un ami, ce que signifie ce drame en lui-même, et par rapport à l’amitié vécue qu’il clôt et dont il inaugure une nouvelle modalité, celle du souvenir. Le poème est la résonance émotionnelle d’un événement dans l’état pathique d’être-au-monde. Dominique Combe insiste sur l’idée de “ retentissement affectif ” :“ [...] seul compte le retentissement affectif des événements et des faits de la biographie, qui constitue la matière même du poème, bien plus que leur simple évocation, sur le mode descriptif et narratif ” 350 . La circonstance est un segment de réalité vécue qui suscite une émotion.
Le passage par le sujet, c’est-à-dire par l’expérience vécue et son “ retentissement affectif ” individuel, reste néanmoins nécessaire, comme point de départ de tout mouvement d’universalisation. Si, d’un point de vue phénoménologique, il y a “réduction eidétique”, ce ne peut être qu’à partir d’un sujet individuel impliqué dans une circonstance précise : “ La re-description lyrique dégage le “sentiment” de la sphère psychologique individuelle, de la biographie, pour l’élever au rang de catégories a priori de la sensibilité ” 351 . C’est à travers cette mort précise, particulière, mais qui n’est pas racontée dans ce qu’elle peut avoir d’anecdotique, que René Char saisit ce qu’est la mort de tout être aimé, qu’émerge l’émotion même que toute perte de cette importance suscite. D’individuelle, l’émotion devient universalisable. La poésie, “ langue des jointures ” 352 , est le lieu où s’articulent l’expérience et l’essence.
“ A une sérénité crispée ”, Recherche de la base et du sommet, O. C., p. 754.
L’expression “ de circonstance ” renvoie à l’opportunité, l’adéquation d’un geste ou d’une réaction dans une situation.
Nous n’entendons pas “ expérience ” au sens retenu par Philippe Lacoue-Labarthe, qui est le sens étymologique de “ l’ex-periri latin, la traversée d’un danger [...]. L’idée d’expérience comme traversée se sépare mal, au niveau étymologique et sémantique, de celle de risque. L’expérience est au départ, et fondamentalement sans doute, une mise en danger ” (La Poésie comme expérience, 1986, pp. 30-31).
Michel Collot, op. cit., 1989, p. 182. Il cite une phrase de Michel Deguy, empruntée à Jumelages (1978, p. 179).
Dominique Combe, op. cit., p. 61.
Ibid., pp. 61-62.
Jean-Michel Maulpoix, op. cit., p. 48.