2. L’espace-temps du deuil

a/ Arpenter l’espace de l’absence

L’originalité de l’écriture lyrique tient dans ce poème à la spatialisation de l’émotion, comme si, la mention de la circonstance étant symbolisée par un lieu, Lourmarin, l’émotion qui lui est liée ne pouvait passer elle aussi que par une expression spatiale. La douleur de la disparition se dit dans une géométrie de la perte dont l’envers est le manque. Le premier paragraphe est entièrement construit sur ce parcours de la perte.

Elle est signifiée par la négation syntaxique qui porte sur un espace ou un rapport spatial : “ Il n’y a plus de ligne droite ni de route éclairée avec un être qui nous a quittés ”, “ Le jour qui allongeait le bonheur entre lui et nous n’est nulle part ”. La négation peut s’infléchir en une restriction, mais cette dernière est sémantiquement dysphorique : “ Son visage parfois vient s’appliquer contre le nôtre, ne produisant qu’un éclair glacé ”.

La négation lexicale s’appuie quant à elle sur la morphologie : “ Toutes les parties — presque excessives — d’une présence se sont d’un coup disloquées ”, “ Cerne après cerne, s’il s’approche, c’est pour aussitôt s’enfouir ”. Si le préfixe de-/dis- est étymologiquement nettement négatif, le préfixe en- qui correspond à un in- latin, indique une disparition visuelle verticale qui s’oppose au rapprochement horizontal signifié par le verbe “ s’approche ” construit sur un prope latin, et par l’image liminaire de la “ ligne ” et de la “ route ”. Une présence, à peine esquissée 353 , se dérobe.

La négation est une seule fois relayée par une interrogation rhétorique, “ où s’étourdit notre affection ? ”. L’absence de réponse est la traduction la plus forte du désespoir, qui prend la forme d’un néant verbal en réponse au néant physique, car le lieu sur lequel pourrait se concentrer l’affection, et qui ne peut être que la personne disparue elle-même, est désormais manquant, définitivement introuvable.

Après avoir épuisé l’espace pour n’y découvrir que l’absence, le premier paragraphe opère toutefois un renversement signifié par l’adverbe “ pourtant ”. L’absence physique, qui a été vérifiée à plusieurs reprises, se mue en une forme particulière de présence, d’ordre affectif : “ Pourtant cet être supprimé se tient dans quelque chose de rigide, de désert, d’essentiel en nous, où nos millénaires ensemble font juste l’épaisseur d’une paupière tirée ”. Le lieu de la présence reconstruite sous une forme différente est évoqué d’une façon très concrète, comme pour mieux le faire exister : l’enracinement s’effectue “ en nous ”, dans la sensibilité de l’être vivant, même si cette place peut paraître ténue, aussi fine et fragile qu’une paupière. L’objet de la comparaison, “ paupière ” peut sembler dérisoire par rapport au temps vécu avec cet être, qui est en revanche signifié par l’hyperbole des “ millénaires ”, plus qualitative que réellement quantitative. Le lieu affectif, presque invisible et de forme incertaine, un “ quelque chose ” dont la définition hésite entre trois caractérisations, est cependant valorisé, car il a la faculté de concentrer tout le visible partagé, ces “ millénaires ” évoqués.

Notes
353.

“ Cerne ” a le sens pictural de “ trait qui souligne le contenu d’un dessin ou d’une peinture ” (TLF), comme dans “ Envoûtement à la Renardière ” (Fureur et mystère, O. C., pp. 131-132).