Le poème fait une place exclusive au pronom “ nous ”, sous sa forme de collectif puisqu’il entraîne l’accord pluriel du participe passé “ quittés ”. Il ne s’agit donc pas d’un nous réflexif qui renverrait à un individu dédoublé s’exprimant dans une forme de monologue. Quelle est l’extensité de ce pronom à valeur collective ? Il représente le sujet qu’est le poète et une ou plusieurs autres instances d’énonciation. Il peut s’agir d’un allocutaire : ce n’est certes pas Albert Camus dont le nom fonctionne plutôt comme un sous-titre ; c’est sans aucun doute le destinataire originel du poème qu’était Jean-Paul Samson ; il s’agit également du lecteur, ce tiers qui semble exclu de la situation d’interlocution dans sa fonction de lecteur, mais qui en est en tous cas le premier témoin : “ [...] le lecteur-allocutaire est témoin non plus d’une adresse précisément orientée mais d’un flottement structurel de l’adresse, dont il peut remplir les blancs avec les éléments circonstanciels tirés de sa propre expérience. Là où le dialogue se dénoue avec le ou la destinataire explicite, il se renoue obliquement avec une instance polyvalente anonyme, un “tiers, inclus” ” 354 . Se crée alors une “ constellation intersubjective ” 355 .
Mais à travers le lecteur, c’est chaque homme qui s’inclut dans le pronom nous. On observe ainsi une sorte de chaîne d’inclusion dans l’énonciation collective : le poète, dans la circonstance qui l’affecte, cherche à partager son émotion avec l’être humain qu’est le lecteur, qui peut vivre une circonstance similaire et, au-delà de ce lecteur, variable, avec tout être humain susceptible d’éprouver une telle expérience. L’émotion ressentie vaut pour toute expérience du même type, elle est en cela universalisable. L’utilisation du pronom “ nous ” permet de montrer et de faire partager le retentissement affectif et intellectuel d’une expérience humaine décisive, en impliquant le lecteur et à travers lui, tout homme, ce “ comme-un des mortels ” 356 . L’emploi de ce pronom témoignerait même d’une volonté, serait une “ manière d’appel au lecteur, pris comme allocutaire et invité à s’intégrer dans une configuration énonciative ouverte ” 357 .
La spatialisation de la disparition de Camus permet de la représenter de façon directement perceptible dans sa charge affective et compréhensible pour tout un chacun. C’est, de façon originale, dans une perception du monde à la portée de tous qu’est traduite l’émotion de la disparition et recréée une “ commune présence ”.
L’emploi du collectif est la forme charienne la plus fréquente d’accès à l’universel. Elle reflète parfaitement cette tendance à l’abstraction qui est un mouvement plus qu’un aboutissement. C’est dans la dynamique même de l’universalisation que se placent la plupart des aphorismes chariens, d’où la rareté des véritables proverbes et maximes au sens traditionnel. Leur valeur générale implique plus souvent une personne de l’interlocution qu’elle ne se fonde sur une véritable dépersonnalisation.
Joëlle de Sermet, op. cit., p. 94.
Michel Collot, op. cit., p. 205.
Selon le mot de Michel Deguy, cité par Jean-Michel Maulpoix, op. cit., p. 127.
Joëlle de Sermet, op. cit., pp. 84-85. L’auteur fait de ce collectif l’héritier du choeur de la tragédie antique : “ Le choeur fait écho à la subjectivité et la dilate pour lui conférer une résonance collective. Il lui renvoie, de l’extérieur, sa voix et son reflet répercutés par l’altérité. Le sujet lyrique se détermine ainsi non dans un rapport autocentrique à lui-même mais dans la relation qu’entretient sa propre voix avec celle d’une communauté humaine symbolisée par le choeur. Le “ nous ”, omniprésent dans la poésie lyrique comme corrélatif nécessaire à l’émergence de la première personne, est peut-être le site énonciatif échu à ce qui était à l’origine le choeur lyrique : c’est par son entremise que l’aventure personnelle et le donné existentiel immédiat deviennent solidaires des valeurs d’autrui. La voix du “ je ” toujours susceptible de se diffracter en une multiplicité de voix potentielles contenues dans le “ nous ”, se dépersonnalise sans se dissocier totalement de sa source dès l’instant où elle s’élève et porte le chant ” (Ibid., p. 85-86).