3. L’extension généralisante

En masquant progressivement les traits de la personne réelle à l’origine du poème, les deux premières strophes marquent une première étape sur la voie de la déréalisation que la dernière achève.

L’extensité de la seule marque de personne de la dernière strophe, le pronom relatif “ qui ”, est généralisante. C’est le relatif de l’expression gnomique (Qui m’aime me suive, Qui part à la chasse perd sa place) : pronom grammaticalement sans antécédent, son référent reste indéterminé. L’unique indice référentiel qu’il donne porte sur la catégorie générale de la réalité désignée : “ qui ” renvoie à un être humain. Le relatif prend toutefois place dans une proposition relative substantive qui peut donner un contenu référentiel au pronom relatif, en relation avec la circonstance de son emploi. Ce contenu demeure cependant restreint : la personne est celle “ qui a creusé le puits et hisse l’eau gisante ”. L’identification du référent se fait uniquement en rapport avec la situation décrite, elle est strictement circonscrite au procès donné dans la subordonnée. Le personnage n’est que ce qu’il fait. La temporalité relève également de l’expression gnomique : si les strophes précédentes appartenaient à un système de récit avec un ancrage dans le passé, les deux derniers vers présentent le passé composé et le présent de l’indicatif qui sont tous deux employés par rapport à un repère dans le présent. Le passé composé marque ici l’antériorité du procès de creuser par rapport à celui de hisser. Enfin ces deux vers obéissent à un rythme précis, celui de l’alexandrin et du décasyllabe, mètres pairs qui concourent par leur régularité métrique à l’expression d’un énoncé frappant, d’une vérité générale.

Ces deux derniers vers prolongent la dépersonnalisation commencée dans les vers précédents : la fin du poème est bien la dernière étape dans ce processus non pas de déréalisation mais de perte de la référence d’une situation précise. L’extensité particulière disparaît, elle se fond dans une extensité plus large qui est celle de l’humanité. Le pronom “ qui ” ne réfère plus à une Yvonne particulière mais bien à tout être humain en général. Le poème a fait progressivement émerger une vérité, mais il s’agit bien de la même situation : l’idée initiale de la soif reste présente dans l’action de trouver de l’eau, et la générosité peut se lire dans le “ cœur ”. Le risque jusqu’alors pressenti dans l’accumulation de paradoxes est désormais plus explicite. Ces deux vers prennent la dimension d’une parabole : ils ont un sens littéral, celui des actions qu’ils relatent dans la situation réelle qu’est la quête de l’eau. Mais ils ont un sens métaphorique, comme le mot soif lui-même a un sens figuré : la soif, si elle n’est pas une envie d’eau, renvoie à tout désir, qui est ici celui du dévouement jusqu’à l’abnégation.

La poétique de Char est bien un processus d’abstraction que l’on peut saisir comme tel dans ce texte. Ce dernier mène en effet le lecteur d’une référence précise, qui relève de la biographie, à l’essence de ce réel, à travers trois étapes qui sont trois degrés menant progressivement à cette essence. L’intérêt de la réalité n’est que dans sa capacité à receler une vérité sur l’être du monde, et le poème prétend élucider la saisie de cette dimension ontologique au cœur même du monde. La non-personne conserve ainsi un visage plus ou moins marqué. Son identité ne se dilue jamais totalement. Si elle caractérise grammaticalement tout le poème, la non-personne en est donc l’horizon symbolique, celui sur lequel pourrait s’achever l’effacement progressif de la personne qui en habite le seuil. Le terme de non-personne paraît donc inadéquat : s’il définit grammaticalement l’énonciation de tout le poème, il en masque en fait le véritable enjeu, celui de la perte d’identité d’une personne. Le poème est l’histoire de son effacement progressif mais inachevé.