B. L’inachèvement de la dépersonnalisation : un gage éthique

Que la non-personne se situe grammaticalement et surtout symboliquement à l’horizon du poème donne une mesure des limites de la dépersonnalisation 359 . L’impersonnel est rare dans la poétique charienne, qui est moins l’expression d’une loi que d’une vérité d’expérience. Rester en deçà de l’impersonnel permet paradoxalement d’assurer la valeur éthique de la vérité en la maintenant proche de l’expérience qui la suscite, en la trempant dans une matière dont elle n’est que la forme induite. La vérité tire sa validité de l’épreuve du vécu, dans une situation engageant le locuteur. Mais le maintien de l’enracinement de la poésie dans une expérience individuelle n’a rien de pittoresque. Il permet seul de garantir la valeur de l’essence dévoilée. Engagé dans la réalité d’une expérience, le sujet lyrique du poème préserve la “ trace éthique ” de la vérité qu’il dégage, car elle vient marquer cette vérité du sceau d’une expérience individuelle authentique. Dans la poésie de René Char se réalise la “ jonction de la subjectivité et de l’absolu — où le lyrique maintient l’éthique —, et plus exactement la présence de l’absolu dans le subjectif [...] ” 360 . La justesse du poème tient donc à sa capacité à tenir la balance égale entre l’individuel et l’universel, entre l’expérience et la loi, car “ le risque toujours couru est celui d’une domination de l’un par l’autre, plutôt que d’une exacte coïncidence, le péril d’une dictée qui traverserait celui qui écrit, ou à l’inverse celui d’une écriture qui ne se déferait pas suffisamment de son individualité passagère ” 361 . Il est nécessaire que le poème ne cède ni à l’une ni à l’autre de ces deux extrémités. C’est la raison pour laquelle, s’il y a bien un mouvement d’impersonnalisation, il n’aboutit jamais, maintenant un équilibre qui est à l’origine de la dimension éthique de la poésie charienne : “ Ce qui fonde ainsi l’œuvre de René Char, c’est le rapport de plus grande justesse, tout ensemble, et justice, maintenu au-dedans de soi-même comme avec le dehors des choses ” 362 . C’est à mi-chemin entre une subjectivité excessive et une objectivité déshumanisante que s’établit l’équilibre poétique, là où véritablement “ le lyrique maintient l’éthique ”. L’énonciation tend vers l’impersonnalité qui, si elle est une “ cime ” ou une “ crête ” 363 , n’est pas un “ siège pur ” où l’on s’établit.

Notes
359.

“ Mais dans la communication lyrique, il s’agit bien plutôt d’une tension jamais résolue, qui ne produit aucune synthèse supérieure — une “double postulation simultanée” pour employer une expression baudelairienne. En termes phénoménologiques, le jeu du biographique et du fictif, du singulier et de l’universel, est une double visée intentionnelle, de sorte que le domaine du sujet lyrique est celui de l’“entre-deux” [...] ” (Dominique Combe, op. cit., pp. 62-63).

360.

Michel Jarrety, “ Sujet éthique, sujet lyrique ”, Figures du sujet lyrique, 1996, p. 133.

361.

Ibid., p. 132.

362.

Ibid., p. 136.

363.

Jacques Réda, Celle qui vient à pas légers, 1985, p. 12.