On ne peut répondre à la question “ quel monde le sujet découvre-t-il ? ”, sans renverser la question elle-même : “ quel sujet découvre le monde ? ”. Le sujet lyrique moderne et contemporain emprunte des voix plus ou moins inédites en langue, il investit le système pronominal et se manifeste au travers de formes où on ne l’attend pas. L’énonciation poétique tire partie de la langue et façonne ses emplois. Le sujet charien, sans cesse dépassé en lui-même dans son “ je ”, décentre également son expression en s’insinuant dans d’autres formes pronominales et en se fondant souvent dans une “ aventure commune ” 364 , à travers l’expression d’une collectivité ou d’une totalité. Mais l’originalité du lyrisme de René Char est de permettre que les tensions individuelle et universelle demeurent concomitantes, et qu’il n’y ait aucune domination de l’une sur l’autre. La balance infinie qui va de l’écho intime à sa résonance universelle fait toute la dynamique énonciative du poème. Sans résonance universelle, l’écho intime est sans horizon ; sans écho intime, la résonance universelle est sans profondeur, sans gage dans une réalité individuelle.
En réintroduisant l’idée d’une poésie lyrique, “ il ne s’agit nullement de substituer une référence “subjective” à une référence “objective”, selon une tentation fréquente, qui est d’opposer le langage pathétique ou émotionnel de la poésie au langage noétique ou notionnel de la science. Le moment “pathique” de l’expérience se situe en deçà du clivage entre objectif et subjectif : “Sentir, c’est éprouver un sentiment non comme un état de mon être mais comme une propriété de l’objet”. Le sentiment est une voie d’accès à la réalité de l’objet ; il a une pertinence ontologique. Et le langage poétique, en prenant en charge la dimension affective de notre rapport à la chose, atteint à l’être même de celle-ci. Le mot est médiateur entre objet et sujet, il exprime à la fois la sensibilité du poète et les qualités sensibles de la chose [...] ” 365 . La fonction référentielle semble indissociable de la fonction émotive, et c’est plutôt leur exclusion réciproque qui peut paraître désormais intenable.
Le lyrisme charien n’est pas une poésie personnelle et si, dans la poésie contemporaine, il est souvent “ sortie hors de soi ”, il l’est, dans l’œuvre de René Char, au sens plein du terme “ sortie ”, comme dynamique, comme mouvement d’un point de départ à un point d’arrivée. Or ce point de départ est bien celui de l’expérience vécue. Dans la dynamique d’abstraction et à travers la progression du poème, la circonstance individuelle demeure car elle recèle, dans sa manifestation particulière, non seulement une vérité extensible, mais la garantie même de sa valeur éthique.
Nuancé à la fois dans la notion d’intériorité et dans celle de subjectivité, le lyrisme reste toujours valable pour caractériser la poésie de René Char. Il y a certes une voix, mais elle est démultipliée ; il y a sans aucun doute une affectivité, mais elle joue au contact du monde : la re-figuration du sujet implique une re-figuration du monde.
“ Vétérance ”, La Nuit talismanique qui brillait dans son cercle, O. C., p. 500.
Michel Collot, op. cit., p. 176.