Chapitre 4
L’image ou les voisinages sensibles du monde

‘De quoi souffres-tu ? Comme si s’éveillait dans la maison sans bruit l’ascendant d’un visage qu’un aigre miroir semblait avoir figé. Comme si, la haute lampe et son éclat abaissés sur une assiette aveugle, tu soulevais vers ta gorge serrée la table ancienne avec ses fruits. Comme si tu revivais tes fugues dans la vapeur du matin à la rencontre de la révolte tant chérie, elle qui sut, mieux que toute tendresse, te secourir et t’élever. Comme si tu condamnais, tandis que ton amour dort, le portail souverain et le chemin qui y conduit.
De quoi souffres-tu ?
De l’irréel intact dans le réel dévasté. [...] 366

“ Rémanence ” n’inscrit pas l’altérité seulement au niveau énonciatif. Caractérisant une modernité poétique dont René Char relève en partie, l’altérité est aussi pleinement constitutive du regard sur le monde, qui se construit sur les rapports mutuels qu’entretiennent les objets de la réalité. Ces derniers ne sont pas perçus individuellement, mais sont enlevés sur un ensemble auquel ils appartiennent. Cette interdépendance favorise des rapprochements que le discours analogique 367 restitue : l’emploi du “ comme si ” réitéré est une formulation grammaticale emblématique d’un rapport à la réalité fait précisément d’une mise en rapport avec ce qui est autre. Mais cette mise en rapport n’est pas neutre, et “ Rémanence ” pointe la spécificité de l’image charienne : c’est la souffrance, c’est-à-dire l’affectivité, qui déclenche le discours analogique du “ comme si ”, qui décèle le même dans l’autre. Aux voisinages de la réalité et de l’imaginaire, le sentiment est indissociable de la sensation. Si la phrase

‘Le sentiment, comme tu sais, est enfant de la matière ; il est son regard admirablement nuancé. 368

est à juste titre souvent citée, on n’insiste pas assez sur l’identification finale. Le rapport au monde est affectif dans la mesure où il est regard “ nuancé ” sur la matière : il en représente la vérité à travers des formes différentes que reflète la pratique de l’analogie. Mais la réitération même du “ comme si ” dans “ Rémanence ” développe un discours analogique dans lequel l’image tend à prendre toute la place par rapport à l’univers référentiel. Mise en rapport d’un regard doublement sensible sur le monde puisque affectivité et perception s’y associent, l’analogie court le risque de perdre en chemin l’univers référentiel et de disparaître dans l’image. Si l’ampleur du premier paragraphe de “ Rémanence ” donne la mesure du risque, le “ comme si ” réitéré maintient cependant dans ce poème l’articulation entre l’univers de référence et l’univers imageant. Mais l’enjeu du discours analogique dans la poésie de René Char pourrait bien reposer sur l’identification même du statut analogique de certaines représentations. Elles ouvrent en effet aussi bien sur un imaginaire nettement analogique, qui décrit la réalité, que sur une image au-delà de toute analogie, qui la re-décrit sans faire surgir pour autant une surréalité.

S’il est un fait de style souvent évoqué pour caractériser la poétique de René Char, c’est bien la métaphore, souvent considérée comme un facteur d’hermétisme à cause de sa densité. Nous lui préférons le terme d’image, même s’il peut paraître vague et fait l’objet d’une grande méfiance en raison de son appartenance au vocabulaire psychologique 369 . Ce terme s’avère le plus pertinent pour décrire le mécanisme et l’enjeu de la poétique de l’analogie mise en œuvre dans la poésie de René Char. Il permet d’embrasser la diversité des procédés et des formes du discours analogique qui ne se résument pas à la métaphore. La comparaison tient une place importante bien que peu remarquée, et la métaphore est moins une figure qu’un processus qui recouvre les mécanismes d’autres figures comme la personnification, l’allégorie, le symbole ou encore la parabole. Ces figures sont toutes présentes dans l’œuvre, avec une fréquence variable. Mais plus que leur distinction, parfois difficile, c’est leur degré de structuration poétique qui nous paraît essentiel, la faculté qu’elles ont de faire de la figure poétique la forme du poème. L’identification d’une métaphore isolée présente en effet moins d’intérêt que son développement et les rapports qu’elle peut entretenir avec d’autres métaphores. Privilégier la figure dans le texte, c’est ainsi s’écarter résolument d’une théorie substitutive de la métaphore qui la situe au niveau du mot, pour la remplacer par une conception de la métaphore comme “ sens relationnel synthétique, résultant de la combinaison d’au moins deux unités lexicales engagées dans un cadre syntaxique défini et se rattachant à une situation énonciative déterminée ” 370 . La figure doit être saisie dans le contexte qui la rend vivante, en faisant pleinement jouer sa charge sémantique dans l’espace dynamique qu’elle occupe : bornée d’un côté par l’acception littérale des termes qu’elle engage et, de l’autre, par leur signification figurée, la métaphore vive se déploie dans l’espace de sens que délimitent ces deux bornes lexicales.

Si le terme d’image permet de passer facilement de la figure à la figuration nous jouerons rapidement “ l’image contre l’analogie ” 371 , la représentation au détriment de la figure de rhétorique. Nous ne proposons donc pas d’étude méthodique de la métaphore, d’autant moins que la figure se prête mal à l’auscultation qui inévitablement classe et opère une partition entre différents domaines d’investigation, traditionnellement la syntaxe et la sémantique, mais aussi la référence, et qui perdent souvent à être dissociés puisque la figure vivante les mêle. D’ailleurs la métaphore n’a pas de syntaxe spécifique, on ne peut construire de “ grammaire de reconnaissance ” de la figure, et l’intérêt d’une telle étude n’est alors que de donner des critères de distinction et de classement des métaphores entre elles 372 . Nous ne proposerons donc pas de classement distributionnel. Quant à l’analyse sémantique de la métaphore, elle n’est pas toujours satisfaisante : d’une part, une analyse sémique des termes reste malaisée et asymptotique — ce qui ne nous empêche pas d’y recourir occasionnellement —, et elle se justifie surtout par la recherche, dont la pertinence n’est pas toujours avérée, d’un motif d’analogie ; d’autre part, une telle analyse débouche généralement sur une lecture thématique de l’œuvre qui envisage les domaines dont relèvent le comparé et le comparant 373 des différentes métaphores, lecture déjà effectuée, souvent intéressante, mais qui, dans notre perspective d’étude, ne rend pas compte de la dynamique de la poétique charienne. Le dernier de ces refus met en valeur, a contrario, ce que nous voudrions montrer : si une étude thématique ne peut que juxtaposer ou, au mieux, partiellement superposer des thèmes récurrents de l’univers charien, une étude de la dynamique de l’image permettra d’en saisir le principe transversal, qui est à l’œuvre dans tous les thèmes, et de comprendre l’intérêt global d’un recours à l’analogie dans la représentation du monde.

A l’étude de l’image dans le poème se substitue donc celle de l’image comme discours poétique spécifique sur le monde, et enfin celle de l’image elle-même comme mode possible de rapport au monde. On peut voir en effet un paradoxe entre la conception traditionnellement subjective de l’image, qui est considérée comme une production éminemment individuelle, et la tendance de la poétique charienne à la généralité. L’enjeu est donc à la fois celui de la possibilité d’une représentation de la réalité par l’image, et celui de la possibilité même de l’image dans une poétique à visée universelle.

Notes
366.

“ Rémanence ”, Le Nu perdu, O. C., p. 457.

367.

“ Contre une métaphysique naïve qui concevrait le monde comme une collection d’entités séparées, il faut au contraire affirmer que chaque chose adhère au tissu du monde [...]. Ce qui revient à dire que l’expérience “primaire” de l’être, par-delà le découpage établi par le langage institué, est celle d’une structure foncièrement métaphorique. La métaphore donne à voir l’enchevêtrement “sauvage” de toute chose et du monde [...] ” (Jean-Claude Pinson, Habiter en poète, 1995, p. 105).

368.

“ Le Rempart de brindilles ”, La Parole en archipel, O. C., p. 360.

369.

Voir les réticences d’Irène Tamba-Mecz dans Le Sens figuré, 1981, p. 26 sq.

370.

Ibid., p. 31-32.

371.

Michel Murat, “ Le Rivage des Syrtes ” de Julien Gracq. Etude de Style II. Poétique de l’analogie, p. 8.

372.

Voir la thèse de Joëlle Tamine sur la syntaxe de la métaphore, Description syntaxique du sens figuré : la métaphore (Thèse de Doctorat d’Etat, Paris VII, 1978). De plus, on ne peut fonder une telle étude sur les parties du discours traditionnelles car, d’une part, une même structure syntaxique masque parfois deux types différents de relations et, d’autre part, la relation métaphorique ne s’établit pas seulement entre des mots simples mais aussi entre des groupes de mots.

373.

Nous conservons les termes courants de comparé et comparant, à la fois pour la métaphore et pour la comparaison, ainsi que pour les figures qui s’y rattachent, comme le symbole ou l’allégorie.