Le poème est fondé sur une équivalence sensible. Il part d’une situation réelle qui fournit elle-même la justification et le matériau de son dépassement : la recherche d’un au-delà de la réalité, et la formulation analogique de cet au-delà à partir de la réalité de départ qu’est l’univers viticole. La succession linéaire raisin-rosaire-(horizon) permet ainsi une mise en correspondance : des rapports analogiques s’établissent entre le système de relation raisin-rosaire 381 -vendangeuse et le système vendangeuse-rosaire-(horizon) dont le dernier terme est également une métaphore. Cette mise en correspondance réussit même à faire de l’horizon visible l’image d’un second horizon, spirituel. Si, dans le premier système, le raisin et la vendangeuse sont référentiels, seule la vendangeuse l’est dans le second système. Mais le raisin, parce qu’il appartient à l’univers de référence initial, n’a rien de fictif : sa représentation vaut pour elle-même, et ne sert pas uniquement à la saisie de cette autre réalité qu’est le soleil couchant, tout simplement parce que l’univers du comparé est exactement le même que celui du comparant. L’image opère donc par glissement dans un seul univers, l’univers de référence. C’est dans cette mesure qu’on peut parler de surdétermination référentielle.
Le raisin-rosaire est l’image puisée dans le monde viticole pour exprimer la contrepartie de la fatigue du travail de la vigne : la récompense de la femme qui travaille la vigne est le coucher de soleil. Cette contrepartie est représentée par la grâce d’une vision esthétique 382 , horizon réel qui se double d’un autre horizon tout aussi consolateur, un au-delà suggéré par la dimension d’apothéose de la vision. L’idée d’horizon se trouve en fait préparée par le titre : fontis désigne un affaissement du sol, ou éboulement souterrain qui, précise René Char lui-même, donne au terrain de la vigne une forme “ qui rend fatigants les mouvements ” 383 . La vigne est bien “ cruelle ” en ce sens, et la lumière du couchant récompense tous les efforts. Le passage de la cruauté à la récompense est d’ailleurs assuré par le sang : ce dernier est en effet présent dès l’expression “ vigne cruelle ” car l’étymon latin de l’adjectif cruel signifie notamment “ qui aime le sang ”. De la cruauté à la couleur flamboyante, la valeur du sang s’inverse donc et motive, en même temps que le déplacement dans la scène du raisin à l’horizon, le passage d’une action fatigante à une vision consolatrice. “ C’est, hélas, fin et ténu pour en exprimer le sens. Toujours ces si minces mesures, cette balance mal perceptible, ailleurs qu’en poésie ” 384 . Ce commentaire capital éclaire bien la pratique de l’auteur : ce type de sensation ne peut être exprimée que dans une poétique de la “ matière-émotion ”.
L’image, surdéterminée à la fois dans son signifiant, son signifié, et dans la situation, structure le poème tout entier, par un glissement de l’univers de référence à l’univers métaphorique qui lui emprunte sa matière. La nature même du terrain, exprimée par le titre, suscite la recherche d’une consolation que l’image représente en puisant dans l’univers de ce travail pénible. La réalité produit une double émotion, le désespoir d’une fatigue et la consolation d’une vision esthétisée qui peut être le signe visible d’une transcendance.
Les figures peuvent paraître isolées et n’entretenir aucun rapport direct avec le sens général du poème. Mais lorsqu’on met au jour leurs relations, elles s’associent pour créer une image, elles prennent place dans une structure métaphorique intégrante, par variation ou par dérivation.
Le lexème “ patrie ”, présent dans le premier vers, est en effet rapidement relayé par l’image du rosaire qui est une autre façon d’exprimer l’idée de destination ou de relation.
“ Dessus le sol durci ” (Chants de la Balandrane, O. C., p. 547) a une structure métaphorique parallèle, mais avec le crépuscule du matin. Le lever de soleil est d’abord énigmatiquement figuré comme une perspective positive et colorée, “ une envie rose ”, “ une promesse rousse ” puis uniquement comme une explosion de la couleur rouge quand le “ petit jour ” s’actualise avec le camaïeu des rouges “ écarlate, incarnat, pourpre, ponceau, vermeil ”. Cette énumération esthétique récompense la nature non pas de sa fatigue mais de sa survie, face à l’abandon où la laisse l’homme. Lorsqu’elle donne le spectacle d’une aurore flamboyante, elle redonne espoir à ceux qui savent la regarder simplement.
Notes, O. C., p. 1253.
Ibid.