C. La dérivation métaphorique

La dérivation métaphorique augmente le pouvoir structurant de l’image par le filage de l’analogie. Elle repose alors sur le développement à la fois de l’univers du comparé et de celui du comparant.

1. Une dérivation simple : “ Verrine ”

Dans “ Verrine ”, c’est la permanence d’un sème générique, le sème humain, qui crée une métaphore filée. Le paysage est représenté avec des attributs et dans des attitudes anthropomorphiques.

‘Le printemps prétendant porte des verres bleus et, de haut, regarde l’hiver aux yeux terre de Sienne. Se lever matin pour les surprendre ensemble ! Je rends compte ici de ma fraîche surprise. Trois villages dans la brume au premier pli du jour. Le Ventoux ne tarderait pas à écarter le soleil du berceau gigantesque où trois de ses enfants dormaient emmaillotés de tuiles ; soleil qui l’avait désigné souverain en s’élevant à l’est, riverain en le baignant encore avant de disparaître. Au clocher de l’école fourbue, l’heure enfonçait son clou, valet dont nul ne voulait plus. 389

Les deux saisons qui se succèdent normalement mais se rejoignent dans ce paysage ont un regard d’être humain qui les personnifie. L’adjectif “ prétendant ” s’applique normalement à une personne qui prétend ou aspire à quelque chose, généralement un poste, une fonction, un pouvoir, ou encore la main d’une femme. Les “ verres bleus ” qu’il porte en font un personnage à lunettes, et le sens du syntagme regarder de haut renforce la description humanisante : dans un sens littéral qui peut, à la rigueur, être une catachrèse descriptive, la couleur bleue peut renvoyer au ciel dégagé qui surplombe la terre encore marquée par l’hiver ; cependant, au sens figuré, le printemps menace et méprise l’hiver, qui est lui aussi personnifié par un regard. Si le sens figuré est plus difficilement acceptable en raison de l’antéposition et du détachement syntaxique de la locution adverbiale qui brisent la cohésion du syntagme lexicalisé, il l’emporte en contexte, mais la tension demeure car il s’agit bien d’une description de paysage. Le poète veut “ surprendre ensemble ” les deux saisons dans cette matinée où elles semblent se superposer dans le paysage. Mais c’est aussi le mot verrine lui-même qui permet de les “ surprendre ensemble ”, littéralement, car dans sa syllabe initiale ver- se fondent le mot latin ver, is qui signifie “ printemps ”, et la dernière syllabe d’hiver, dont la première syllabe apparaît en revanche dans le -i- de la deuxième syllabe de verrine 390 .

Le Ventoux n’échappe pas au mouvement de personnification : le prédicat dont il est le sujet, “ ne tarderait pas à s’écarter ”, s’applique habituellement à un être humain. En outre il est père de trois enfants, et le soleil, lui aussi affecté d’un prédicat humain, le montre sous deux visages humains, celui du “ souverain ” et surtout celui du “ riverain ”, c’est-à-dire la personne qui habite le long d’un cours d’eau ou d’une voie. Cette seconde fonction est motivée phonétiquement par la première qui semble en susciter l’apparition, car leurs deux syllabes finales sont identiques. Elle est également motivée par la métaphore à venir du soleil baignant le mont Ventoux, image qui réactualise le sens figuré de baigner employé pour décrire l’action de la lumière.

La dernière phrase obéit également à un principe d’animation sans aller toujours jusqu’à l’humanisation, si ce n’est dans l’action concrète d’enfoncer un clou mise au compte de l’heure. L’image renvoie plus nettement à l’animal qu’à l’homme, car le vocabulaire relève de façon significative du domaine chevalin. En effet, selon le Littré, fourbu est un terme de vétérinaire qui signifie “ atteint de fourberie, maladie qui ôte promptement aux chevaux l’usage des jambes ”, avant de qualifier plus couramment et de façon figurée une personne “ incapable de marcher à cause d’un excès de fatigue ”. De même “ clou ” peut relever d’un vocabulaire de vétérinaire avec l’expression clou de rue qui est la “ maladie locale qui survient chez les chevaux ou autres gros bestiaux lorsqu’un clou ou tout autre corps étranger a pénétré dans la sole de la corne, dans la sole charnue, et quelques fois jusqu’à l’os du pied ”. La liaison inhabituelle du “ clocher ” à “ l’école ” peut également s’expliquer par un emploi, qui reste rare, lié au domaine hippique. “ Ecole ” est un terme de manège, et “ clocher ”, lorsqu’il s’agit d’un verbe, signifie l’action de boiter en marchant. Construit avec la préposition à, l’infinitif aurait alors une valeur de complément. Ces effets de sens ne sont pas incongrus : la phrase dans laquelle ils apparaissent, qui vient après la disparition du soleil, peut évoquer la venue de la nuit comme ralentissement de la marche du temps. La marche du temps : c’est bien ce syntagme qui semble sous-jacent dans la dernière phrase, et qui justifie l’animalisation finale. Le cheval fourbu est ici l’image du temps dont la marche semble se ralentir en fin de journée.

La clé de ce principe général d’animation fondé sur plusieurs images humaines et animales est donnée par la métaphore centrale du nouveau-né : “ Le Ventoux ne tarderait pas à écarter le soleil du berceau gigantesque où trois de ses enfants dormaient emmaillotés de tuiles ” 391 . Le champ lexical réunissant “ berceau ”, “ enfants ”, “ dormaient ” et “ emmaillotés ” constitue l’image majeure du poème, qui est celle de la naissance du printemps, naissance prématurée, audacieuse, puisque l’hiver est encore là. Le précoce retour du printemps est perceptible dans la présence du soleil parvenant jusqu’au fond des vallées et gagnant momentanément contre l’ombre projetée par le Ventoux. Ce retour surprenant est l’occasion d’une esthétisation : “ Verrine ” évoque des effets de lumière sur la nature. L’effet pictural est visible dans la présence des couleurs et dans le titre même puisqu’une verrine peut désigner un “ panneau de verre placé devant une châsse, un reliquaire, un tableau, et servant à protéger ceux-ci ” (TLF) 392 . Il s’agit de conserver cette vision derrière une “ verrine ” pour l’immortaliser. Immortaliser le temps, tel est aussi le sens du ralentissement temporel de la dernière phrase.

La grande majorité des images de ce poème sont personnifiantes et restent subordonnées à une image principale qui est aussi un cliché, la naissance du printemps. C’est la métaphore filée de l’humanisation qui s’avère très structurante.

Notes
389.

“ Verrine ”, Chants de la Balandrane, O. C., p. 535.

390.

Cette superposition phonique, relevée par Danièle Leclair, est soulignée par la permanence de phonèmes de verrine dans “ verres ” et “ terre ” (Lecture de René Char. “ Aromates chasseurs ” et “ Chants de la Balandrane ”, 1988, p. 50).

391.

Les trois enfants sont le comparant logique des trois villages mentionnés dans la phrase précédente.

392.

Ce mot a également le sens de “ petits fragments de verre soufflé très mince dont on se sert pour saupoudrer les images et décorer les surtouts de tables ” (Littré). L’acception proposée par Danièle Leclair (op. cit., p. 50) ne nous paraît pas juste : elle se fonde sur l’exemple de première attestation donné par le Littré, pour proposer le sens de vitrail, sens qui n’est pas plus évident dans l’exemple donné par ce dictionnaire que celui de “ panneau de verre ” placé devant un objet religieux, que nous retenons.