2. Une dérivation complexe : “ Vers l’Arbre-frère aux jours comptés ”

La métaphore filée 393 devient plus complexe quand elle dérive plus qu’un sème et met en correspondance au moins deux isotopies également développées. “ Vers l’Arbre-frère aux jours comptés ” est un poème court, mais il entrelace de façon très dense trois domaines, en jouant sur la polysémie des mots.

‘Harpe brève des mélèzes,
Sur l’éperon de mousse et de dalles en germe
— Façade des forêts où casse le nuage —,
Contrepoint du vide auquel je crois. 394

Le champ lexical de la végétation rassemble “ arbre ”, “ mélèze ”, “ mousse ”, “ germe ”, “ forêts ”. Si on élargit ce champ à la nature tout entière, on ajoutera “ éperon ” 395 lorsqu’il désigne une avancée naturelle en pointe. Appartiennent au lexique de la musique “ harpe ” et “ contrepoint ”. Enfin, on peut construire un troisième champ avec “ dalles ” et “ façade ”, mais aussi avec “ éperon ” et “ harpe ” si on leur donne le sens qu’ils prennent dans le domaine de la maçonnerie, celui d’ “ ouvrage en saillie, en pointe, servant à protéger ou à soutenir (un support, une pile de pont) ” pour le premier, et celui de “ saillie des pierres d’attente devant servir au raccord d’une construction voisine ” 396 pour le second. Les deux noms du titre de la section, “ Le Rempart de brindilles ”, appartiennent d’ailleurs l’un au champ de la végétation, l’autre à celui de l’architecture. L’entrelacement de trois domaines, auquel s’ajoute la polysémie actualisée ou latente de certains termes, donne au poème une grande cohérence, et permet un filage intéressant.

L’image du premier vers condense le sens du texte en établissant l’identification majeure : la métaphore en “ de ” relie le comparé “ mélèzes ”, qui est syntaxiquement le déterminant, au comparant “ harpe ”, qui est le déterminé du syntagme nominal. L’image est riche en vertu de la polysémie du terme harpe. La harpe, comme instrument de musique, peut évoquer le son naturel des mélèzes agités par le vent, ou bien sa forme, avec ses cordes verticales, peut rappeler celle d’arbres plantés en ligne. Mais le titre appelle l’attention du lecteur sur le fait que cet arbre est le frère du poète ; or la harpe est un symbole de la poésie 397 , comme la lyre. La harpe est ici moins un signe musical que poétique. Un autre effet de sens peut apparaître avec l’acception architecturale de harpe : les arbres sont au bord de la falaise, presque en saillie. En outre, la forme même de l’instrument de musique figure ce qu’on appelle un rideau d’arbres 398 , expression quant à elle lexicalisée.

Les mélèzes sont ainsi une image du poète 399 , ce que la suite du texte confirme. Ils sont tous deux confrontés à une menace qui est en même temps une tentation : le vide. En effet, la forêt au bord de la falaise est face au ciel figuré par le nuage. Elle en est non seulement le “ contrepoint ” mais le complémentaire, comme le plein par rapport au vide. La relative finale met alors en évidence la nécessité du “ contrepoint ”, qui est aussi la nécessité de l’arbre au bord de la falaise, et enfin celle du poète face au vide. Mais si la relative finale a pour antécédent “ vide ” et non “ contrepoint ”, elle place au contraire la foi dans l’“ inconnu devant soi ” 400 . Mais les deux lectures se rejoignent car le vide et le plein sont complémentaires, et croire en l’un c’est croire en l’autre. Les figures du mélèze et du poète sont dans la même situation, devant un péril fascinant. La structure même du texte amène cette équivalence : tandis que le titre la condense dans le mot composé “ arbre-frère ”, le poème progresse, dans un ordre similaire, du mélèze vers le sujet écrivant. Si le poème signifie que le poète est comme un arbre face au vide, le parallèle réussit à faire saisir l’émotion de cette condition véritablement extrême, où en tout cas les “ jours sont comptés ” : au merveilleux abîme naturel ou poétique, on risque sa vie. Les brindilles que sont les poèmes ne forment qu’un précaire garde-fou pour celui qui pratique cette folie qu’est la poésie.

On le voit, la densité sémantique du poème est très grande, même si tous les effets de sens évoqués ne s’actualisent pas avec la même force, et le filage s’effectue bien sur les trois domaines, de façon relativement complexe.

Notes
393.

“ Le filage suppose qu’à chaque palier de la dérivation, les deux isotopies en jeu soient actualisées ou restituables, donc que la figure se développe selon un système réglé de correspondances terme à terme. ” (Michel Murat, op. cit., p. 216).

394.

“ Vers l’arbre-frère aux jours comptés ”, La Parole en archipel, O. C., p. 359.

395.

Le mot éperon a aussi une signification végétale quand il désigne le “ prolongement en cornet effilé, du calice, de la corolle (d’une fleur) ” (Grand Robert de la langue française), non actualisée ici.

396.

Selon le Grand Robert de la langue française.

397.

De la poésie religieuse à l’origine, en référence à la harpe de David, qui apaisait Saül en jouant de cet instrument (Voir le Littré).

398.

L’expression “ rideau des arbres ” apparaît dans un fragment des Feuillets d’Hypnos, le n° 222 (Fureur et Mystère, O. C., p. 229).

399.

L’analogie du poète avec l’arbre réapparaît avec le mélèze dans la quatrième strophe de “ Sept parcelles de Luberon ” (Le Nu perdu, O. C., p. 421), et avec le sapin dans “ Pour qu’une Forêt... ” (Loin de nos Cendres, O. C., p. 812).

400.

En référence à la première phase de l’ “ Argument ” du “ Poème pulvérisé ” : “ Comment vivre sans inconnu devant soi ? ” (Fureur et mystère, O. C., p. 247).