1. L’allégorie ou l’analogie in extremis : “ Le mortel Partenaire ”

Sans le dernier paragraphe, “ Le mortel Partenaire ” resterait énigmatique :

‘Il la défiait, s’avançait vers son cœur, comme un boxeur ourlé, ailé et puissant, bien au centre de la géométrie attaquante et défensive de ses jambes. Il pesait du regard les qualités de l’adversaire qui se contentait de rompre, cantonné dans une virginité agréable et son expérience. Sur la blanche surface où se tenait le combat, tous deux oubliaient les spectateurs inexorables. Dans l’air de juin voltigeait le prénom des fleurs du premier jour de l’été. Enfin une légère grimace courut sur la joue du second et une raie rose s’y dessina. La riposte jaillit sèche et conséquente. Les jarrets soudain comme du linge étendu, l’homme flotta et tituba. Mais les poings en face ne poursuivirent pas leur avantage, renoncèrent à conclure. A présent les têtes meurtries des deux battants dodelinaient l’une contre l’autre. A cet instant le premier dut à dessein prononcer à l’oreille du second des paroles si profondément offensantes, ou appropriées, ou énigmatiques, que celui-ci fila, prompte, totale, précise, une foudre qui coucha net l’incompréhensible combattant.
Certains êtres ont une signification qui nous manque. Qui sont-ils ? Leur secret tient au plus profond du secret même de la vie. Ils s’en approchent. Elle les tue. Mais l’avenir qu’ils ont ainsi éveillé d’un murmure, les devinant, les crée. Ô dédale de l’extrême amour ! 402

Le premier paragraphe présente un récit de combat au passé. L’univers de la boxe s’impose par la densité des termes qui lui appartiennent : “ boxeur ”, “ adversaire ”, “ battants ” 403 et “ combattant ” désignent les athlètes aux prises l’un avec l’autre, tandis que les termes “ jambes ”, “ joue ”, “ jarrets ”, “ poings ” et “ têtes ” précisent les parties du corps directement impliquées dans la lutte. Le reste du vocabulaire de la boxe rassemble des termes plus ou moins techniques qui permettent de décrire le déroulement d’un match : “ puissant ”, “ attaquante ”, “ défensive ” “ rompre ” 404 , “ combat ”, “ riposte ”, “ avantage ”, “ conclure ”, “ meurtries ”. La densité de ce vocabulaire spécifique renforce la construction d’un monde qui, sans certains indices, passerait pour l’univers référentiel.

Cette scène n’est pourtant que l’image narrativisée d’une autre relation qui, elle, définit l’univers référentiel. Deux passages explicites font clairement du récit l’envers d’un autre univers, mais leur place dans le texte tend à les faire oublier. Ils se situent aux deux extrémités du récit. Le premier est la comparaison initiale qui fait explicitement du combat de boxe l’image d’une autre action : “ Il la défiait, s’avançait vers son cœur, comme un boxeur ourlé, ailé et puissant, bien au centre de la géométrie attaquante et défensive de ses jambes ”. Si ce premier indice peut s’atténuer dans l’impossible identification du pronom initial “ la ”, et dans le développement du comparant qui suit, le second, démarqué dans un second paragraphe, donne la clé de l’analogie. Sans ce second paragraphe, l’identité de l’adversaire de “ l’homme ” reste énigmatique. Si le substantif “ homme ” apparaît, et encore, dans la seconde moitié du premier paragraphe, le second combattant est curieusement désigné au seuil du poème par le pronom personnel féminin singulier “ la ”, sans que cet indice du féminin, qui représente “ la vie ”, réapparaisse dans la suite du premier paragraphe. Il n’est dévoilé que dans le second : seuls des désignateurs imprécis sont employés dans la séquence narrative, successivement “ l’adversaire ”, le “ second ”, “ les poings en face ”, le “ second [“ des deux battants ”] ” et “ celui-ci ”. La chaîne de référence n’est d’ailleurs pas claire, ce qui restitue parfaitement l’emmêlement des corps des adversaires et leur égale indistinction dans la lutte.

Mais quel est le sens de ce récit de lutte entre un homme et la vie ? Il représente à l’évidence la condition humaine comme une lutte perpétuelle, ce qui reste un cliché. Mais le récit lui-même accentue un élément particulier de ce combat qui était en fait formulé dans un premier état du second paragraphe : “ Ainsi nous sommes ; nous mettons la vie puissante au défi ” 405 . Vivre, ce n’est pas seulement lutter, mais c’est défier l’existence, c’est agir avant de réagir. Le poème insiste sur la force “ attaquante ” avant d’être “ défensive ” de l’homme qui le premier inflige une “ raie rose ”, puis offense verbalement son adversaire qui ne profite jamais de l’avantage qu’il prend en ripostant, sinon dans le fatal coup final du premier paragraphe. L’image narrativisée n’exprime donc pas la lutte, mais le sentiment de la nécessité de la lutte. Défier la vie, qui est le premier prédicat du poème, en est l’hypogramme 406 . C’est un cliché thématique, mais il n’est pas d’emblée relevé comme tel car la vie est masquée dans un pronom personnel. La modification du préconstruit, qui a un sens figuré donc figé, le détruit comme tel et entraîne une revivification du sens des mots qui le constituent : la métaphore renaît et le récit exploite alors l’image du combat à partir du verbe défier pris au sens littéral. Le premier paragraphe, quatre fois plus long que le second, en est ainsi le développement narratif, au passé. Mais cette séquence narrative n’est que le comparant très développé et presque autonome d’un comparé peut présent. L’analogie laisse l’image prendre le pas.

“ Le mortel Partenaire ” figure la tentation de l’allégorie qui, en rhétorique, est le développement narratif d’une relation métaphorique dont n’apparaît que le comparant. L’analogie tend à animer et même humaniser une abstraction au travers d’une mise en récit 407 . L’ensemble a donc deux sens, l’un littéral, qui concerne le comparé, l’autre métaphorique, fondé sur le développement narratif du comparant, mais cette structure double s’efface au profit de l’univers métaphorique qui, seul présent, apparaît alors comme l’univers référentiel. L’allégorie reste cependant une tentation, car elle est une figure qui a pour but “ d’illustrer ou d’authentifier quelque représentation mentale “abstraite” en assimilant celle-ci à un équivalent phénoménal qui lui fournit une caution exemplaire ” 408 . L’abstraction est première dans l’allégorie. Or la poétique de René Char opère en sens inverse : c’est de la réalité même qu’émerge le sens, ce que montre parfaitement le développement initial du comparant et l’apparition finale du comparé.

Notes
402.

“ Le mortel Partenaire ”, La Parole en archipel, O. C., p. 363.

403.

Le mot battant relève du vocabulaire du sport dans lequel il désigne un sportif, et spécialement un boxeur, qui se signale par sa combativité.

404.

Rompre, c’est-à-dire reculer devant l’adversaire, s’emploie dans le vocabulaire de la boxe.

405.

Voir Variantes, O. C., p. 1181.

406.

Michael Riffaterre définit l’hypogramme ou “ dérivation hypogrammatique ” ainsi : “ un mot ou groupe de mot est poétisé quand il renvoie à (et pour un groupe de mots se modèle sur) un énoncé verbal préexistant ” (Sémiotique de la poésie, 1983, p. 39).

407.

“ [...] une narrativisation de la métaphore filée apparaît lorsque la dérivation se fait au niveau des verbes, et que ceux-ci s’organisent en une séquence orientée et finalisée. Dans ce cas, la relation intra-isotopique tend à l’emporter sur la relation inter-isotopique : le plan du comparant acquiert une autonomie relative, qui le soustrait à la rigueur des corrélations terme à terme. La métaphore filée tend par là vers l’allégorie, laquelle n’actualise que le système du comparant.[...] ” (Michel Murat, op. cit., p. 217).

408.

Irène Tamba-Mecz, op. cit., pp. 27-28.