2. L’énigme ou l’analogie subtile : “ Plein Emploi ”

“ Plein Emploi ” présente un développement similaire du comparant, mais s’apparente plutôt au genre ancien de l’énigme :

‘Pervenche des mers et leur affidée,
Au métier des veines s’étend mon lacis.
Je trouble les faibles, j’irrite les forts.
La grotte où je tisse a la dimension
D’un pressoir à fruits exprimant sa soif.
Je suis la bonté, la pieuvre du cœur. 409

Dans certains poèmes de Char, une couleur domine. C’est ici le violet, à travers les termes “ pervenche ”, “ veines ”, “ pressoir ”, “ pieuvre ”, dans la représentation courante de cet animal, ainsi que “ mers ” si on élargit le spectre selon les teintes que prend cette étendue naturelle. S’y superposent un champ du liquide, avec de nouveau “ mers ” et “ veines ”, puis “ soif ” ; un champ du réseau avec “ veines ”, “ lacis ” et “ tisse ”, auquel se rattache l’idée de l’animal tentaculaire qu’est la “ pieuvre ”, ou encore l’araignée que l’on devine dans l’expression “ la grotte où je tisse ” ; un champ physiologique avec “ veines ”, “ cœur ” et “ lacis ” qui, selon une acception anatomique, désigne spécifiquement un “ réseau plus ou moins complexe (de petits vaisseaux sanguins ou de filets nerveux entrelacé) ” 410 . Le dénominateur commun de ces différents champs est le terme “ veines ”, qui renvoie au lieu où réside l’inconnu, lieu également désigné par la “ grotte ” et le “ pressoir à fruits exprimant sa soif ”. Le nom “ pressoir ” et le verbe exprimer, au sens étymologique, insistent sur l’idée de liquide qu’ils évoquent à travers un procès dynamique. Or, lorsque le liquide est, symboliquement du moins, de couleur violette, et qu’il irrigue le “ cœur ” par l’image des tentacules de la “ pieuvre ”, la circulation représentée est une circulation sanguine. L’inconnu peut donc être le sang, l’une des quatre humeurs cardinales de l’ancienne médecine, qui “ trouble les faibles ” et “ irrite les forts ” car il explique en partie les dominantes et les variations de tempérament d’un être, notamment en relation avec les passions. “ Veines ”, “ cœur ” et “ lacis ” constituent donc l’univers référentiel dont les autres champs lexicaux sont des images.

Cependant la construction attributive finale du poème donne une autre identité à cette inconnue. Confiant la première personne du singulier à l’inconnue elle-même dans un jeu du “qui suis-je ?”, la formule d’identification qu’est la construction attributive en dévoile le visage : grammaticalement, le poème fait de la “ bonté ” l’inconnue. Cette seconde identité possible de l’inconnue est surdéterminée en contexte par quelques éléments. D’après le derniers vers, le lieu d’élection de la bonté comme qualité morale est le cœur. Or le cœur, considéré comme le siège de l’affectivité, est lié à la bonté dans des expressions comme “bonté du cœur”, “de bon cœur” ou encore “avoir bon cœur” qui se verraient ainsi remotivées en contexte. De plus, la bonté peut effectivement produire le trouble ou l’irritation mentionnés dans le troisième vers. Mais la bonté se dit aussi de la qualité d’un vin, justifiant l’omniprésence de la couleur violette et le terme “ pressoir ”. Enfin, l’idée de sang ne lui est pas étrangère : elle apparaît dans certains emplois qui, situant la bonté dans le cœur, la font saigner pour en signifier l’ex-pression 411 .

Entre la cohérence sémantique, qui fait de “ Plein Emploi ” l’image du sang, et l’évidence de l’identification attributive, qui en fait l’image de la bonté, il paraît difficile de trancher. Le poème reflète un univers métaphorique complexe où les différentes images se mêlent, liées entre elles par un ou plusieurs sèmes communs, que ce soit la liquidité, la couleur ou le réseau. L’intrication des différents champs lexicaux non seulement ne permet pas de décider, mais elle vient perturber la clarté analogique, et apparente ce poème au genre de l’énigme. L’image s’impose alors dans sa complexité même.

L’allégorie et l’énigme n’apparaissent véritablement que comme tentations puisque demeurent le plus souvent des indices référentiels. Mais avec elles sont approchées les limites de la présence et de l’identification de l’univers de référence. Si, dans de nombreux poèmes, demeure un élément qui constitue l’ancrage référentiel, c’est sa manifestation même qui peut être jugée impertinente, au risque de renverser l’analogie. Lorsqu’il disparaît en se fondant dans l’intrication de réseaux lexicaux, l’analogie n’est plus perceptible, les termes ne sont plus saisis comme désignation déviante de l’élément d’un autre univers. Et si la fonction référentielle des termes présents se bloque, c’est alors leur signifié qui déploie ses potentialités lexicales et, à défaut de faire référence, il fait sens.

Notes
409.

“ Plein Emploi ”, Le Nu perdu, O. C., p. 447.

410.

Selon le Grand Robert de la langue française.

411.

Le TLF cite un passage, emprunté à Emile Zola, dans lequel la bonté saigne.