1. Revivification de l’expression symbolique

La réactivation du symbole porte surtout, dans ces deux poèmes, sur leur manifestation : leur expression se voit pleinement intégrée au contexte qui en revivifie le sens littéral.

“ Haute Fontaine ” exploite la symbolique amoureuse de la rose en compliquant toutefois son apparition puisque ce poème entrelace la rose avec un autre symbole, celui de l’eau.

‘Toujours vers toi
Sans te le dire
Jusqu’à ta bouche
aimée.
Mais l’instant qui coule
Me nomme
Quels que soient les traits
que j’emprunte.

Préférée de l’air la calandre
Ne met pas en terre son chant,
Et dans les blés le vent passe.

J’approche de la rose
La pointe de ma flamme.
L’épine n’a pas gémi !
Seule ma propre poussière
Peut m’user. 412

Le titre et la première strophe évoquent de façon certes ténue deux clichés liés au symbole de l’eau : celui de la source amoureuse où l’être aimé, de sa bouche, désaltère l’amant par un baiser, comme une “ fontaine ” ; puis celui du temps, qui vient naître non plus sur le sème de fraîcheur de l’eau, mais sur celui de fluidité. Ce sème renvoie au caractère irrésistible du cours du temps comme le cours d’une rivière, l’emploi du terme cours dans les deux domaines étant assez significative de la lexicalisation du cliché. Les deux directions se rejoignent cependant pour signifier la permanence du sentiment amoureux : dans le moment présent, c’est l’amour qui me définit ; tout à l’amour, je suis amour. C’est ce qu’on appelle vivre d’amour et d’eau fraîche, préconstruit du langage sans doute sous-jacent à la création du poème, avec d’autant plus d’intensité que le second sert à métaphoriser le premier.

C’est dans la dernière strophe que surgit le symbole de la rose, dans une scène intime où les rôles sont nettement définis : “ la rose ”, “ l’épine ” et le participe passé “ gémi ” désignent l’amante tandis que “ la pointe de ma flamme ” renvoie à l’amant. Dans cette formule, la flamme est certes l’image conventionnelle de l’ardeur, de la passion, mais elle se voit remotivée par le mot “ pointe ” qui en réactualise la forme en un symbole phallique, forme renforcée par le dernier verbe, “ user ”, qui s’applique à la pointe d’une lame 413 . Le terme “ pointe ” peut réactiver aussi la représentation de la flamme dans l’intensité de sa chaleur, par le rapprochement avec l’expression à la pointe de. Si le temps réapparaît à la fin du poème, avec le verbe user et avec l’évocation, à travers “ poussière ”, de la destinée humaine promise par la Genèse, c’est pour se voir cependant désinvesti du pouvoir d’altération sur la relation érotique. La formule semble viser à l’éternisation de l’étreinte amoureuse, au-delà de celle du corps.

“ Front de la rose ” évoque le sentiment éprouvé devant un nouvel amour : chaque amour fait suite à un autre, mais il est toujours le premier. Etre sur le front de la rose, c’est être face à Eros, et on ne peut que capituler devant sa force.

‘Malgré la fenêtre ouverte dans la chambre au long congé, l’arôme de la rose reste lié au souffle qui fut là. Nous sommes une fois encore sans expérience antérieure, nouveaux venus, épris. La rose ! Le champ de ses allées éventerait même la hardiesse de la mort. Nulle grille qui s’oppose. Le désir resurgit, mal de nos fronts évaporés.
Celui qui marche sur la terre des pluies n’a rien à redouter de l’épine, dans les lieux finis ou hostiles. Mais s’il s’arrête et se recueille, malheur à lui ! Blessé au vif, il vole en cendres, archer repris par la beauté. 414

Le thème amoureux est explicite dans les termes “ épris ”, “ désir ”, “ archer ” et “ beauté ”, et dans ce hasard de l’anagramme qui masque Eros dans la rose 415 . Le symbole de l’amour qu’est la rose est cependant réactivé car il se trouve impliqué dans des procès : la fleur a un “ arôme ” persistant qui intensifie sa présence et annule toute autre odeur ou volonté, ce que traduisent les verbes éventer et évaporer. L’acte de cueillir la fleur se fond dans le verbe se recueillir. Le symbole n’oblitère d’ailleurs pas tout à fait l’élément référentiel qu’il sert, la femme, car son parfum est en fait le faire-valoir d’un “ souffle ” humain qui esquisse à peine une présence. Outre le parfum, c’est aussi l’épine qui est surdéterminée dans une action agressive, celle de “ bless[er] au vif ” : l’épine est ici moins une arme de défense souvent dérisoire qu’un véritable attribut de force et de vivacité. La réactivation va donc dans le sens d’une attaque : le principe du “qui s’y frotte s’y pique” reprend tout son sens, mais le poème réactive avant tout un autre principe dans l’image narrativisée, celui du “tel est [é]pris qui [ne] croyait [pas s’é]prendre”. L’archer, qui habituellement suscite l’amour en décochant ses flèches, est lui même atteint par cette blessure d’amour.

Notes
412.

“ Haute Fontaine ”, Chants de la Balandrane, O. C., p. 556-557.

413.

User une pointe est lexicalisé au sens d’“ émousser ”, “ épointer ”.

414.

“ Front de la rose ”, La Parole en archipel, O. C., p. 364.

415.

On trouve un jeu comparable dans les mots du titre “ Lettera amorosa ” : dans l’adjectif se lisent la première personne du singulier du présent du verbe latin amare et le mot rosa où “manque” simplement la marque de l’accusatif pour en faire l’objet latin de l’amour.