L’asymétrie est jouvence. 416
Le rapport de l’élément présent avec un élément absent abstrait est identifiable dans la mesure où il est souvent socialement ou culturellement codé. Dans “ Floraison successive ”, René Char fait plus que réactiver l’expression symbolique. Il en réactive le sens :
‘La chaude écriture du lierreDès le début du poème, l’article défini singulier actualise les noms des végétaux : le lierre, l’ivraie, et un troisième végétal, jamais mentionné, le blé. Les variantes montrent toutefois que dans un premier état du poème, le mot “ épi ” apparaissait dans la troisième strophe. Ces noms sont d’emblée donnés comme connus dans l’univers de référence : mais sont-ils de simples éléments d’une réalité particulière ou des symboles culturels de portée plus générale ? Eléments de la réalité, ils font partie de l’univers construit par le poème et sont donnés comme évidents. Ils sont ainsi déterminés par l’article défini qui a une valeur de déictique, comme nous l’avons vu, au sens de désignation des éléments d’un monde présent. Symboles bibliques, ils renvoient à un savoir culturel : dans la Bible, l’ivraie ne s’oppose cependant pas au lierre mais au bon grain, au blé. Néanmoins ce dernier n’est pas loin, introduit dans la troisième strophe par l’évocation des dons de la terre en période de canicule. La référence biblique est en outre renforcée par une allusion, celle de la poussière : cette dernière reprend contextuellement le “ chemin ”, mais elle peut être un autre signe, plus faible cette fois, de l’intertexte biblique.
La réalité particulière de la promenade ne serait que l’incarnation du symbole dans le monde. Or, dans le monde, les éléments symboliques se trouvent impliqués dans des relations qui les modifient. L’opposition entre le bon grain et l’ivraie est signifiée de différentes façons : le lexème “ séparant ”, qui dénote un partage, est renforcé par “ marge ”, “ ligne ”, “ mur ” et “ murailles ” qui peuvent matérialiser une séparation. La syntaxe la signifie également dans l’alternative formulée par la coordination, dans le sixième vers, de deux syntagmes. Au niveau du sens du poème, l’opposition se fonde sur la situation initiale du lierre et de l’ivraie, qui rappelle de façon asymétrique l’opposition symbolique du bon grain et de l’ivraie. Mais, de même que l’opposition entre le bon grain et l’ivraie a subi un décalage avec l’introduction du lierre, l’alternative entre “ neuf ” et “ chagrin ” semble aussi asymétrique. Cette coexistence d’éléments opposés mais décalés est une image parmi d’autres dans la poésie de René Char de la nécessaire rencontre des forces positives et négatives. L’équilibre du monde se fonde sur ces oppositions déséquilibrées qui, maintenant une tension, préservent un dynamisme, une vivacité. L’opposition trop symétrique est stérile car les forces contraires s’y neutralisent, éliminant toute activité. C’est l’opposition décalée qui permet de progresser, d’avancer, ce que le verbe précéder traduit mieux que le premier verbe écrit par Char, marcher 418 : prœcedere, c’est aussi marcher, mais marcher devant. Le poème dit la séparation, mais comme une nécessité vitale, un en-avant. La séparation, la ligne, n’est pas “ juste ” au sens où elle séparerait des forces égales, mais elle est “ juste ” en elle-même, au sens où elle s’avère nécessaire, adéquate à la progression. C’est sur la base d’une symbolique existante que Char construit la sienne. Elle se nourrit donc d’un code commun, celui de la Bible, pour se l’approprier par un léger décalage qui déplace l’opposition vers l’asymétrie. Cette dernière est plus féconde par son déséquilibre même : les forces ne s’opposant pas totalement, la contradiction peut toujours être dépassée par ce qui, dans chacune des deux forces, n’est pas impliqué dans le rapport antagonique et reste précisément libre de faire jouer son sens.
Le monde dans lequel se manifeste l’opposition renouvelée l’inscrit dans le paysage, sur ce support qui est comme le double naturel de la page du poème et où s’établissent une “ écriture ”, une “ marge ” et des “ dessins ”. On constate cependant que le sens de ces traces n’est pas donné : les mots précédents renvoient à la manifestation formelle de l’écriture, au dire, et non au dit. L’écriture est encore perceptible dans la “ ligne ” et se mue, par la reprise finale de ce même terme avec “ les lignes d’un chant qui dure ”, en écriture musicale, et poétique. Le récepteur de cette séparation, de cette écriture de la séparation sur la page du monde, est ainsi, par le passage de la ligne d’écriture, du vers, à la ligne musicale, le rossignol, figure du poète. L’ambiguïté grammaticale et lexicale le suggère : du rossignol, présent comme troisième personne du singulier dans la dernière strophe, on passe à l’énonciateur, désigné par la première personne dans le dernier vers ; on passe de plus du verbe entendre à la locution verbale prendre garde, qui signifie “ faire attention pour éviter un danger ”, mais aussi “ faire attention ” au sens d’“ observer ”. Le parallèle se construit ainsi sur la proximité de deux perceptions qui se partagent le vocable ligne, la perception auditive et la perception visuelle.
Le douzième vers donne toutefois une conséquence existentielle au sens de cette écriture de la progression : la mort. Le temps, irrésistible, est en effet le lieu même de cette progression et, si nous avançons sur le chemin, nous avançons aussi dans le temps, l’espace étant la forme de représentation la plus courante du temps. Cette évolution est présente dans le titre, paradoxal, car l’adjectif successif caractérise normalement un pluriel. Il est en tout cas bien question de floraison, celle des végétaux initiaux, celle de la fleur dans la troisième strophe, que son singulier rend symbolique de tout épanouissement, et celle du blé : l’idée est celle d’une maturité végétale, référentielle dans l’univers décrit, mais cette évolution naturelle est le signe patent d’une progression générale dans le temps. Le léger déséquilibre des forces du monde constitue une principe de transformation : si c’est le lierre qui s’oppose à l’ivraie, le blé n’est plus enfermé dans cette opposition, et il reste libre d’évoluer en dehors du symbole qui le fixe. A l’heure de la maturité, la fleur s’épanouit, le blé est moissonné : la terre, dépouillée, se rend à cet ordre. L’image végétale est en fait celle du cycle de la vie, soumise au temps, c’est-à-dire à la mort. La variante est plus explicite, avec “ L’épi s’étiola, [devint cendre] ”.
Dans cette représentation naturelle d’une destinée universelle, l’article défini permet de passer d’une perspective particularisante, centrée sur la vision de végétaux au cours d’une promenade, à une perspective générale, que les noms abstraits “ mort ” et “ Temps ” conceptualisent dans la dernière strophe qui hausse la réflexion, qui extrait le sens de la matière qui en a fait naître la sensation et le sentiment. La majuscule de “ Temps ” traduit, sans être nettement allégorique, le passage à un niveau abstrait de saisie du sens. Ce passage s’accompagne en outre d’une évolution temporelle dans la dernière strophe, le passé cèdant la place au présent : le passage du concret au conceptuel s’effectue par le transfert d’une perception passée représentée à celle d’une perception actuelle, que la conjonction de lexèmes imperfectifs comme entendre, durer, prendre garde, avec l’aspect grammatical sécant du présent, donne comme une durée. Le poème, fondé sur une expérience vécue dans un passé qui a vu la modification de symboles, rejoint ainsi le moment de l’énonciation poétique, du je-rossignol, susceptible de la généraliser et d’en faire une vérité.
Ce poème est avant tout l’expression d’un mouvement : le mouvement spatial de la promenade et le mouvement temporel de la chronologie naturelle s’inscrivent dans la progression du poème qui est celle-là même de la poétique charienne. Le passage à une généralisation est ici rendu accessible par le codage de l’image choisie, celle d’un symbole. Il est pourtant modifié en situation, puisque l’ivraie, qui n’est pas opposée au bon grain, se met à symboliser la nécessité de forces asymétriques, d’oppositions décalées qui maintiennent la possibilité d’une progression. Le sens du symbole est bien réactivé : si l’opposition est décalée vers la symétrie, c’est précisément parce que cette dernière est plus dynamique, constitue non plus un risque d’opposition, mais la chance d’une revivification des forces. Ce texte est donc particulièrement emblématique de la réactivation du sens : non seulement il l’effectue en modifiant le sens du symbole, mais il la signifie puisque le nouveau symbole est précisément celui de l’activité maintenue, de la progression nécessaire. Par sa mise en récit qui en réactive le sens, le symbole se mue en parabole. L’allusion biblique à la parabole se justifie d’ailleurs doublement : si la parabole est présente comme contenu, par référence à un récit moral existant, celui du bon grain et de l’ivraie, elle l’est également comme forme par la mise en parallèle narrative d’un sens concret et d’un sens général, qui d’ailleurs modifie le contenu de la parabole biblique.
Le symbole, tel que René Char l’utilise, correspond tout à fait à sa définition traditionnelle : il se fonde sur un élément concret de la réalité, qui renvoie à une entité absente qui est abstraite, mais cette association est prédéterminée, selon une convention. L’élément concret n’a pas de valeur en lui-même : comme les deux moitiés du tesson grec, la face phénoménale et la face conceptuelle du symbole sont indissociables. L’analogie symbolique reflète en définitive parfaitement l’abstraction charienne car, contrairement à l’allégorie, c’est la réalité qui est première, non l’idée, et le passage de l’une à l’autre correspond à un mouvement d’induction tandis que l’allégorie, illustrative, s’apparente à un mouvement déductif.
Il s’agit plus toutefois d’une pratique symbolique de l’analogie que de la mise en œuvre de symboles existants. L’investissement personnel du symbole comprend trois processus : d’une part le poète se l’approprie, et la charge symbolique individuelle dont il l’investit dépasse ainsi la part conventionnelle ; d’autre part, l’équilibre entre l’univers de référence et l’univers métaphorique disparaît au profit de ce dernier. Enfin, l’image, en se développant, prend une forme narrative. Ces trois tendances se rejoignent et concourent à faire du poème un vaste ensemble imageant.
Le jeu sur les limites de l’analogie est possible quand la métaphore, très structurante, devient forme, et que se développement s’accompagne d’un déséquilibre entre le comparé et le comparant qui impose son univers. L’analogie ainsi déséquilibrée n’est plus une figure dans une forme poétique, mais une forme elle-même. A la frontière de l’analogie, l’allégorie, l’énigme et le symbole jouent l’image contre l’analogie qu’elles maintiennent toutefois. On peut alors se demander avec Paul Ricoeur si “ à défaut d’aller de l’imaginaire au discours, on ne peut pas, et on ne doit pas tenter le trajet inverse et tenir l’image pour le dernier moment d’une théorie sémantique qui l’a récusée comme moment initial ” 419 .
“ Bienvenue ”, Le Nu perdu, O. C., p. 458.
“ Floraison successive ”, Le Nu perdu, O. C., p. 450.
Voir Variantes, O. C., p. 1195.
Paul Ricoeur, La Métaphore vive, 1975, p. 263.