A. Premier diptyque : “ Le Bois de l’Epte ” et “ L’une et l’autre ”

Alors que la situation initiale est dysphorique dans “ le Bois de l’Epte ”, la vision de deux rosiers va jouer un rôle dynamique et provoquer le renversement de cette situation :

‘Je n’étais ce jour-là que deux jambes qui marchent.
Aussi, le regard sec, le nul au centre du visage,
Je me mis à suivre le ruisseau du vallon.
Bas coureur, ce fade ermite ne s’immiscait pas
Dans l’informe où je m’étendais toujours plus avant.

Venus du mur d’angle d’une ruine laissée jadis par l’incendie,
Plongèrent soudain dans l’eau grise
Deux rosiers sauvages pleins d’une douce et inflexible volonté.
Il s’y devinait comme un commerce d’êtres disparus, à la veille de s’annoncer encore.

Le rauque incarnat d’une rose, en frappant l’eau,
Rétablit la face première du ciel avec l’ivresse des questions,
Eveilla au milieu des paroles amoureuses la terre,
Me poussa dans l’avenir comme un outil affamé et fiévreux.

Le bois de l’Epte commençait un tournant plus loin.
Mais je n’eus pas à le traverser, le cher grainetier du relèvement !
Je humai, sur le talon du demi-tour, le remugle des prairies où fondait une bête,
J’entendis glisser la peureuse couleuvre ;
De chacun — ne me traitez pas durement — j’accomplissais, je le sus, les souhaits. 422

Il paraît difficile de dire exactement ce que représentent les deux rosiers. Dans la scène décrite, ils sont indéniablement un élément du paysage. Mais le vers qui suit leur apparition,

‘Il s’y devinait comme un commerce d’êtres disparus, à la veille de s’annoncer encore.

semble en dévoiler la valeur symbolique : on peut voir à travers eux deux personnes liées puis séparées par la mort, avec l’espoir de leur réunion. La caractérisation anthropomorphisante des deux rosiers, “ pleins d’une douce et inflexible volonté ” annonçait le caractère humain de ces deux entités 423 .

Quant à la rose rouge de la strophe suivante, elle est le signe du renouveau pour le poète : à travers des perceptions retrouvées dans toute leur acuité (“ je humai ”, “ j’entendis ”), elle redonne au monde une lisibilité que l’énonciateur avait perdue, elle lui restitue également la faculté de questionnement, le langage et l’enthousiasme, toutes ces manifestations qui sont les signes de son être au monde, comme homme et comme poète.

L’autre poème du diptyque, “ L’une et l’autre ”, ne présente qu’un rosier mais deux roses :

‘Qu’as-tu à te balancer sans fin, rosier, par longue pluie, avec ta double rose ?
Comme deux guêpes mûres elles restent sans vol.
Je les vois de mon cœur car mes yeux sont fermés.
Mon amour au-dessus des fleurs n’a laissé que vent et nuage. 424

Le paysage est en fait intérieur, il vient du “ cœur ” : c’est de nouveau dans une situation dysphorique, marquée par des phénomènes météorologiques défavorables comme la “ pluie ”, le “ vent ” et les “ nuage[s] ”, que les deux roses apparaissent. Le mouvement léger du balancement et l’absence de vol soulignent leur inaction, à laquelle s’ajoute la soumission aux agressions du climat. On peut lire dans cette vignette une représentation de la solitude, les deux roses abandonnées fonctionnant comme symbole du vide, ou presque vide, laissé par l’amour fini. Les fleurs sont, pour le sujet, la représentation de son propre abandon, dont la situation malheureuse est encore renforcée par les rigueurs d’un climat médiocre. L’image des roses dans la tourmente figure donc l’état affectif du poète, le mot tourmente, qui fonctionne au sens propre et au sens figuré, permettant d’articuler l’univers référentiel qui est celui du sentiment, et l’univers fictif des deux roses. Il y a donc un transfert bien connu, celui de l’état malheureux de l’énonciateur sur le paysage qui le rend plus lisible. Mais comme le paysage est présenté en premier, c’est lui qui semble éprouver l’émotion. Pourquoi enfin deux roses ? Si elles peuvent figurer le couple comme les deux rosiers dans “ Le Bois de l’Epte ”, elles se retrouve également dans la symbolique alchimique : la rose rouge, dont le correspondant astral est le soleil, est le symbole de l’or, tandis que la rose blanche, correspondant à la lune, est celui de l’argent. On retrouve en tout cas l’idée d’une complémentarité créatrice de perfection qui, à défaut d’être celle de l’alchimie des métaux, est peut-être celle de l’amour. Mais la perfection est présentée ici dans sa vanité, lorsque l’amour a disparu.

Notes
422.

“ Le Bois de l’Epte ”, La Parole en archipel, O. C., p. 371.

423.

Les commentaires de Paul Veyne nous paraissent maladroits (Voir René Char en ses poèmes, 1990, p. 337). Que le poème ait une “ arrière-histoire ” biographique, soit. Mais le “ souvenir très douloureux ” de rupture dont parle Paul Veyne ne nous intéresse que dans l’essentialisation de ce qui le guérit, dans le poème. D’ailleurs c’est moins la rupture qui est dite que la fin de cet état douloureux, que le renversement effectué dans la circonstance précise de la vision de deux rosiers, que l’inflexion donnée par le paysage à l’être au monde du poète.

424.

“ L’une et l’autre ”, La Parole en archipel, O. C., p. 391.