B. Second diptyque : “ Le Jugement d’octobre ” et “ Libera II ”

“ Le Jugement d’octobre ” est un titre énigmatique qui semble désigner la sentence qu’est l’arrivée du froid hivernal :

‘Joue contre joue deux gueuses en leur détresse roidie ;
La gelée et le vent ne les ont point instruites, les ont négligées ;
Enfants d’arrière-histoire
Tombées des saisons dépassantes et serrées là debout.
Nulles lèvres pour les transposer, l’heure tourne.
Il n’y aura ni rapt ni rancune.
Et qui marche passe sans regard devant elles, devant nous.
Deux roses perforées d’un anneau profond
Mettent dans leur étrangeté un peu de défi.
Perd-on la vie autrement que par les épines ?
Mais par la fleur, les longs jours l’ont su !
Et le soleil a cessé d’être initial.
Une nuit, le jour bas, tout le risque, deux roses,
Comme la flamme sous l’abri, joue contre joue avec qui la tue. 425

L’image est le récit de la mort des deux roses. La progression temporelle s’établit selon deux durées différentes, à la fois celle de l’année et celle de la journée : si les expressions “ l’heure tourne ” et “ tombées des saisons dépassantes ” expriment une urgence dans l’année, des indications temporelles comme “ le soleil a cessé d’être initial ”, “ le jour bas ”, et le passé composé de “ les longs jours l’ont su ”, réinscrivent cette urgence dans le cadre de la journée, la resserrant ainsi dramatiquement. La situation de détresse des deux roses s’en trouve soulignée : elle se caractérise alors surtout par le dédain que les deux fleurs suscitent. La dénomination de “ gueuses ” constitue plutôt un jugement sur leur apparence vile, même si le féminin, qui s’emploie spécialement de façon substantivale, désigne en général une femme de mauvaise vie. “ En leur détresse roidie ” et “ serrées là debout ” reflètent leur réaction de défense contre le froid. Plusieurs de ces éléments concourent ainsi à la personnification des deux fleurs que des termes comme “ joue contre joue ”, “ instruites ” et “ enfants d’arrière-histoire ” confirment. Enfin l’expression “ mettent dans leur étrangeté un peu de défi ” précise la manifestation de cette détresse personnifiée : associé à “ gueuses ”, elle fait surgir le cliché lexical fier comme un gueux, qui semble revivifié en contexte dans le développement narratif d’une situation. Ce tableau prépare ainsi la mort des deux roses dont l’énigmatique huitième vers donne la raison :

‘Deux roses perforées d’un anneau profond

La cohérence phonétique est frappante. Rapproché par l’assonance en [o] et l’allitération en [R], mais aussi en [p] et en [f], “ profond ” fait écho à “ perforées ”, mais les phonèmes [R] et [o] sont aussi les sons dominants d’un poème sur une fleur dans le nom de laquelle ils se lisent. Cette profonde perforation peut toutefois être aussi bien la cause de la mort des deux roses que leur union puisqu’elle est réalisée par un anneau. La mort est en fait d’autant plus mystérieuse qu’elle déjoue l’attente du lecteur : en effet, elle n’est pas due à une lutte dont les épines seraient l’arme, elle atteint la fleur en elle-même. La mort est une mort naturelle, venue de l’intérieur, de la condition même de la rose qui est d’être soumise à la finitude. La rose meurt de sa vie-même.

Le sens de ce récit comme mise en scène d’une analogie reste possible, et les deux roses sont alors le comparant dans une image. Le comparé apparaît avec le “ nous ” mis en valeur au centre du poème, en fin de vers et en position de symétrie syntaxique avec le pronom “ elles ” qui appartient à l’univers du comparant. On peut d’ailleurs voir dans cette construction parallèle, “ devant elles, devant nous ”, l’articulation explicite du comparant et du comparé dans l’ambiguïté d’une juxtaposition qui peut aussi bien coordonner les deux pronoms que les identifier selon un rapport de co-référence. Le collectif “ nous ” est ensuite relayé par un “ on ” généralisant au dixième vers, qui élargit l’énonciation, et par là même la condition mortelle de la rose, à l’humanité tout entière, mais le référent de ce pronom “d’univers” reste intégré à l’univers des roses par les épines. Cet élargissement possible tient également à des indices de formulation sentencieuse : le septième vers associe une relative substantive et le présent de l’indicatif, tandis que le dixième vers emploie ce même temps avec le pronom d’univers.

La fin du texte, qui semble refermer l’image florale sur elle-même par la répétition du “ joue contre joue ” initial, ouvre en fait la structure à un autre système analogique, à une seconde image dont le récit est seulement esquissé. Le “ joue contre joue ” des deux roses est mis en correspondance avec le “ joue contre joue ” final d’une flamme “ avec ce qui la tue ”. Mais ce second système construit une autre image dont il manque de nouveau le comparé ! Il ne s’agit là que d’un glissement dans l’univers métaphorique. C’est en fait la lecture des variantes qui nous donne la clé de l’image, en la présentant véritablement comme le recto d’un verso qui en est le comparé. Le dernier vers était initialement formulé ainsi :

‘Comme notre espoir au-dessus d’un creux, joue contre joue avec qui le tue. 426

Le comparé est bien “ nous ”, les êtres humains, dans notre capacité à espérer. La mise en parallèle avec l’image des roses ou de la flamme est parfaite puisque “ notre espoir ” est ici “ joue contre joue ” avec le ce qui le “ tue ”. Le poème s’est donc construit sur une analogie par proportionnalité à trois systèmes : celui des roses, très développé dans une image narrativisée, celui de la flamme à peine évoqué, et celui de l’espoir, disparu dans le travail d’écriture en raison de son caractère trop explicite. Cet exemple montre parfaitement comment le poème s’est déplacé vers le comparant qu’il a aussi bien développé que multiplié au détriment du comparé qui s’est, lui, dissout dans la création jusqu’à disparaître totalement.

Le second versant de ce diptyque est dédicacé “ à Nicolas de Staël ” qui semble être également le destinataire présent dans le poème sous la forme du tutoiement:

‘Approche de cette percée : la rose, dont la mort sans hébétude
Te propose une mort apparentée.
Flâne autour de l’élue ; tu la trouves ordinaire bien que fille de noble rosier.
La fleur de lin, l’aphyllante, le cyste rustique demeurent les préférées,
Ceux sur lesquels tes yeux s’abaissent dans le caduc et dans l’aride.
Mais la rose! Justement cette nuit on a tiré sur elle.
Le trou adulateur à peine se distingue à la base de la nouée.
Meure la rose! Sa vraie ruine ne s’achèvera qu’au soleil disparu.
Elle aspirait à l’air humide de minuit, à l’écoute d’un rare passant.
Il vint. Elle et toi à présent avez blessure égale.
Ta forme a cessé d’être intacte sous le voile d’aujourd'hui.
Nulle rémission pour toi, nulle retenue pour elle.
Le coup silencieux vous a atteint, au même endroit, de l’aile et du bec à la fois.
Ô ellipsoïdal épervier! 427

Le poème opère un double rapprochement entre le destinataire et la rose, à la fois dans l’espace et au travers d’une analogie de situation, et la première semble motiver en partie la seconde. Les signifiants exprimant la proximité spatiale puis analogique, “ approche ” et apparentée ”, ont la même attaque, le préfixe latin a-/ad- marquant la direction : l’identité phonétique recouvre donc une signification qui est le fondement même de la relation entre l’homme et la fleur. Le peintre, dans une situation de co-présence avec la rose, est précisément le comparé dont la fleur est le comparant. Or le poème, développant dans une séquence narrative la mort de cette dernière, exprime donc la mort du peintre.

L'analogie est signifiée par le lexique de la ressemblance : “ une mort apparentée ”, “ blessure égale ”, “ au même endroit ”. Les trois propositions répètent un même motif d’analogie en le précisant toujours plus. Dans une fonction adjectivale stable, celle de l’épithète, “ apparentée ”, “ égale ” et “ même ” sont l’invariant d’une explication progressive du décès : on passe ainsi de la “ mort ” à la “ blessure ” puis au “ coup ” qui “ atteint ”. La progression établit une concrétisation croissante du drame, du concept à la cause matérielle, en passant par le constat.

Le parallèle est également perceptible dans la cooccurrence des personnages, comme dans la symétrie syntaxique de “ Nulle rémission pour toi, nulle retenue pour elle ”. L’analogie repose sur la présence maintenue du peintre et de la rose dans une même scène. Comparé et comparant ne se rencontrent pas seulement dans le discours analogique, ils se rencontrent dans l’image narrativisée elle-même où entre le peintre sous la forme d’un “ passant ” qui, en pénétrant cet univers qui n’est d’ailleurs pas décrit, fait l’objet d’un changement énonciatif. Sa désignation passe alors de la troisième personne à la deuxième 428 , comme si son intrusion dans l’histoire de la rose se trouvait non seulement justifiée par un parallèle thématique, mais entraînait également un rapprochement intime visible dans le rapprochement syntaxique des pronoms :

Elle aspirait à l’air humide de minuit, à l’écoute d'un rare passant.
Il vint. Elle et toi à présent avez blessure égale.

“ Elle ” et “ il ” apparaissent non seulement dans deux phrases différentes, mais dans deux vers successifs. La phrase suivante les réunit par une coordination, réunion syntaxique qui, se doublant du changement énonciatif de “ il ” en “ toi ”, renforce la tonalité dramatique 429 . L'image de la rose est traitée, comme dans le poème précédent, sous forme de récit. Mais c’est bien ce récit mettant en scène le comparant qui est premier, et par rapport auquel vient se placer, avec plus ou moins d’évidence, le comparé. L’image prend de cette façon le pas sur l’analogie.

Si la fleur est valorisée dans sa désignation, par les expressions “ l’élue ”, la “ fille de noble rosier ”, cette valorisation fonctionne comme un élément de dramatisation de la mort qui suit et qui est dite de façon insistante :


Mais la rose! Justement cette nuit on a tiré sur elle.
Le trou adulateur à peine se distingue à la base de la nouée.
Meure la rose! Sa vraie ruine ne s’achèvera qu’au soleil disparu.
[…]
Le coup silencieux vous a atteint, au même endroit, de l’aile et du bec à la fois.

Plusieurs indices de modalisation viennent grever la charge affective de cette mort. Ils portent sur l’énoncé lui-même, comme “ à peine ”, “ vrai ” et “ à la fois ”, ou sur l’énonciation, avec “ justement ”. Comme dans le poème précédent, la temporalité est étroite : c’est celle d’une journée, qui va de “ cette nuit ” au “ soleil disparu ” de la nuit suivante, à ce “ minuit ” dont l’air est convoité, et ce resserrement temporel ajoute au drame. La cause de la mort reste tout autant énigmatique, liée à un “ trou adulateur à la base de la nouée ”, une “ blessure ” dont on a un écho dans le syntagme initial “ cette percée ” : sans contexte antérieur, le nom percée désigne une ouverture pratiquée par la lumière, dans un bois ou dans un paysage peint, et il peut fonctionner ici comme un lever de rideau sur l’histoire, comme sa mise en scène visuelle, soulignée en outre par l’effet de sens pictural. Mais l’apparition du mot “ trou ” permet de réévaluer rétrospectivement le terme percée comme étant le participe passé du verbe percer. Déterminé par un démonstratif cataphorique, il est alors en situation de co-référence avec le terme “ rose ” qui suit la ponctuation, et résonne comme une annonce du devenir de cette fleur. Mais la fin du poème ne lève pas le voile sur cette mort : elle ne fait que confirmer l’image du trou fatal, mis au compte d’un mystérieux “ coup silencieux [...] du bec et de l’aile à la fois ”. Le comparé est victime de la même mort que la rose, touché de façon identique par des attributs qui sont ceux d’un rapace. Cependant l’apostrophe finale reste ambiguë. Soit elle interpelle le meurtrier, soit elle interpelle le destinataire et allocutaire constant du poème, le peintre, la victime. Meurtrier et victime se fondent ainsi dans la représentation de l’oiseau 430 , fusion incertaine dans laquelle on peut voir signifiée une réflexivité qui, liée à la mort, pourrait être une image du suicide.

L’étude de la mise en correspondance de la rose avec un élément de la réalité est loin d’épuiser les effets de sens des deux diptyques, qui ne laissent pas d’intriguer : dans les deux derniers poèmes, à deux reprises il est question de la mort d’une rose par une perforation fatale qui reste en partie obscure. Au-delà des symboles se construit une symbolique propre à un univers poétique. Les images conventionnelles sont revivifiées et investies d’effets de sens personnels. Elles se libèrent des codes de la réalité partagée pour enrichir un monde particulier.

Notes
425.

“ Le Jugement d’octobre ”, Le Nu perdu, O. C., p. 434.

426.

Voir Variantes, O. C., p. 1193. Les variations sont mises en évidence par l’éditeur lui-même grâce à l’opposition entre la présence ou l’absence d’italiques.

427.

“ Libera II ”, Fenêtres dormantes et portes sur le toit, O. C., p. 623.

428.

La progression linéaire ne correspond pas à la progression temporelle dans la chronologie absolue. Le neuvième vers semble chronologiquement le premier, auquel il faut ajouter “ Il vint ”. Viendraient ensuite les sixième, septième et huitième vers, puis ceux qui précèdent, depuis le début du poème. L’instant de l’agression est signifiée dans le dernier vers, dont les trois précédents sont la conséquence.

429.

Cette dernière est également renforcée par la restitution non chronologique de l’histoire de la rose.

430.

Le rapace dans la poésie charienne est souvent une image du poète, artiste parmi d’autres.